Careful!

Il y a une vingt ou trente ans, l’engouement autour de ce nouvel album de Deeper aurait été palpable et justifié. On tient là le troisième effort d’un groupe qui, après des années à ferrailler dans l’underground, récolte enfin les fruits de son travail dévoué avec une signature sur le monstre sacré Sub Pop Records. Nous sommes en 2023, et à l’échelle de l’indie globalisé, la sortie de ce troisième album de la formation basée à Chicago a à peu près autant d’impact que ta signature au bas d’une pétition demandant à la Russie de mettre fin à sa guerre d'agression. Cette absence d’emballement, elle est moins liée à la qualité intrinsèque du produit fini qu’au poids réel des guitares dans les musiques actuelles. Bien qu’une fille comme Olivia Rodrigo soit en train de donner aux masses adolescentes le goût du rock avec des albums aussi impeccables que surproduits, des groupes comme Deeper s’inscrivent davantage dans la perpétuation d’un héritage indie et post-punk que dans une volonté de transcender ledit héritage.

Entendons-nous bien, il n’est pas donné à tout le monde de rebattre les cartes, et personne ne voudrait que chaque mois voie l’apparition d’un classique pour lequel on identifierait un avant et un après. Mais le fan de rock un brin lucide ne peut s’empêcher de jalouser le rap ou la musique électronique, dont les nombreuses mutations témoignent d’une vitalité certainement propre au très jeune âge de ces musiques – sans oublier que, pour paraphraser le philosophe Franck Ribery, la routourne va bien finir par tourner. C’est dans ce contexte un peu défaitiste qu’il faut savoir manier à sa juste valeur Careful!, collection de 13 titres à laquelle on a fort envie d’accoler les qualificatifs « abouti » et « impeccable ». On l’a dit un peu plus haut, Deeper n’en est pas à son coup d’essai, et tant dans la variété des ambiances qu’il propose que dans la finesse de son écriture, ce nouvel album montre une formation qui n’a jamais semblé aussi sûre de son coup et de sa formule.

Bien sûr, il ne faut pas être un docteur ès post-punk pour déceler aux quatre coins du disque l’influence des génies tutélaires du mouvement, et il est vrai qu’on en arrive à parfois se demander si les gars de Deeper sont des musiciens ou des moines copistes. Toutefois, il y a suffisamment de singles potentiels, de bonnes idées et d’explorations intéressantes pour nous faire oublier le contexte et se concentrer sur le contenu : de l’imparable machine rythmique qu’est « Bite » au minimalisme hypnotique de « Fame » en passant par le final extatique d’« Everynight », à peu près tout sur Careful! nous renvoie à la substantifique moelle d’un disque bien écrit, bien pensé et bien joué. Certes, Deeper n’aura jamais la fibre disruptive de Squid ou black midi, ni l’énergie contagieuse d'IDLES ou des Viagra Boys, mais comme ces formations, le groupe peut s’appuyer sur ce qui reste la base : des bons morceaux, et une élégance dans leur concrétisation qui n’est pas sans rappeler leurs compatriotes de Protomartyr.

Alors oui, si vous avez grandi dans les années 90 ou 2000, Careful! est peut-être le genre de disque qui, en fonction de votre humeur, réveillera le vieux connard aigri qui sommeille en vous ou le caressera délicatement dans le sens du poil. Mais quand on y réfléchit bien, vu la longueur de cette chronique, et en partant du principe que vous avez réussi à être arrivé jusqu'ici, c’est aussi un disque qui fait nous fait ressentir quelque chose, et on ne peut pas en dire tant d’une grosse partie de la production musicale de 2023.