CALL ME IF YOU GET LOST
Tyler, The Creator
Il est toujours difficile d’écrire sur son artiste préféré. Parce qu’on a grandi en même temps que lui ou qu’on connait ses morceaux par cœur, il est probable (voire quasi certain) que l’on manque d’objectivité. Pas un problème me direz-vous, nos chroniques sont déjà bien souvent remplies de mauvaise foi. Mais il y a un truc encore pire que la posture du fanboy : cette vilaine manie qui consiste à vouloir dénicher à chaque nouvelle sortie de son idole des clins d’œil à ses disques précédents, comme pour y rechercher des messages subliminaux qui nous sont adressés. Pour ce nouveau disque de Tyler, The Creator, nous avons essayé d’éviter de retomber dans un tel travers, mais avons lamentablement échoué. Mais pour une fois, nous ne sommes pas les seuls fautifs dans cette histoire.
Avant toute chose, accordons-nous un petit voyage dans le temps : lorsqu’il gagne enfin un Grammy pour IGOR, Tyler sait qu’il a atteint son plus grand objectif. Ce fameux trophée, il en parlait déjà sur « Bastard » en 2009. Mais cette reconnaissance n’a pas toujours été là. Il en parle d’ailleurs sur ici sur « MASSA ». En 2015, la sortie de Cherry Bomb est un échec : expérimental, libertaire et fougueux, ce troisième album studio peinera à trouver son public et un succès critique. Blessé dans son amour-propre, Tyler livrera ensuite deux de ses meilleurs albums : Flower Boy en 2017 et IGOR en 2019 l'installent en haut des charts et lui donnent une légitimité qui fait oublier son passé provocateur.
En 2021 l’occasion est trop belle pour ne pas en profiter : Tyler a enfin les moyens de sortir un projet "pour le kiff". Il contacte le légendaire DJ Drama pour jouer au jeu de la mixtape, comme à l’époque où il sortait des projets gratuits sur le Tumblr de son crew Odd Future. L’inimitié entre Tyler, The Creator et DJ Khaled est un secret de polichinelle, et on peut s'imaginer qu'en plus de se faire plaisir en remettant sur le devant de la scène l'une des figures les plus importantes de la planète mixtape (et donc du rap), Tyler, The Creator adresse une petite pique à DJ Khaled, dont les albums fonctionnent eux aussi comme une espèce de mixtape géante, mais dont le prestige de la tracklist cache péniblement la vacuité abyssale du projet artistique - on vous en parlait récemment ici.
Comme son album se veut être une fête, Tyler invite un grand nombre d’artistes parmi lesquels des anciens membres d’Odd Future (Domo Genesis et Frank Ocean dans les sons, Jasper Dolphin et Taco Bennet dans les clips), des collaborateurs de longue date comme Lil Wayne et Pharrell Williams, des superstars du rap de 2021 (Lil Uzi Vert et YoungBoy Never Broke Again) et des nouvelles têtes (42Dugg, Teezo). Ce format qui se rapproche de la radio FM, cette tonne d’invités et cette liberté artistique rappellent bien évidemment Cherry Bomb, mais avec un degré d’exigence beaucoup plus élevé. Le disque ne s’encombre pas de longueurs ou d’expérimentations hésitantes : si l’on enlève les deux mastodontes « SWEET / I THOUGHT YOU WANTED TO DANCE » et « WILSHIRE », les morceaux durent à peine plus de deux minutes. Ici concision rime avec densité. Les morceaux s’enchainent, les transitions sont excellentes et l’album gagne à être joué d’une traite.
D’une part, le disque reprend avec bonheur les univers musicaux des projets précédents. Le nerveux « JUGGERNAUT » avec Lil Uzi Vert et Pharrell Williams ressemble aux gigantesques posse cuts de l'âge d'or d'Odd Future. Le ton critique et plus sérieux de « MANIFESTO » peut faire penser à des morceaux plus conscients de Tyler lorsqu'il se utilisait la provoc' pour répondre à ses détracteurs. Et la candeur de « WUSYANAME » rappelle ses ballades en compagnie de la belle Kali Uchis. Mais Call Me If You Get Lost est aussi l’occasion pour Tyler Okonma de déclarer son amour pour le rap, de manière parfois explicite comme dans l’unique couplet de « RUNITUP » (« Rap / Helped us see clear when the lightin' was dim). Mais le plus souvent, cet hommage se fait via des clins d’œil : la prod de « LEMONHEAD » qui rappelle le « Protect Ya Neck » du Wu-Tang Clan, le chœur de « RUNITUP » qui rappelle les éructations viriles de la Three 6 Mafia, en passant par le sample du « Back Seat (With No Sheets) » de H-Town sur « WUSYANAME » ou l'apparition d’un Lil Wayne qui semble tout droit sorti de Da Drought 3 sur « Hot Wind Blows ». Et puis comment ne pas parler de cette pochette qui référence le Return to The 36th Chamber de Ol’Dirty Bastard.
Outre le thème du voyage qui transparait dans le passeport de la pochette et qui imprègne une bonne partie des morceaux l'album, des thèmes chers à Tyler sont abordés : la solitude et l'ennui sur "CORSO" ou son obsession pour les histoires d'amour sur "WILSHIRE". Mais dans l’ensemble, Tyler, The Creator semble plus heureux, plus mature, et cela se ressent. Plusieurs fois dans l’album, il fait le point sur sa carrière et ses nombreuses réussites et s’excuse pour ses dérapages du passé (notamment envers Selena Gomez sur « MANIFESTO »). Cette maturité n’est pas pour autant inconciliable avec quelques gamineries, comme lorsqu’il diffuse en guise d’interlude une tirade particulièrement truculente de sa mère ou lorsqu’il partage une punchline graveleuse sur Alf qui cherche désespérément à manger la chatte Lucky. Vous avez dit album synthèse?