BUBBA
Kaytranada
C’est marrant de se rappeler combien on est le produit de son adolescence, et combien cette période consiste à s’immuniser contre les goûts des autres, à un point où ça peut vite en devenir ridicule. Puis on devient amoureux, et on se découvre une passion pour les films de Damien Chazelle, et on suit l’élue de son cœur dans un club où Kaytranada joue. Les convictions se tordent, puis s’ensuit un moment de clarté à la Shawn Carter : "mais… c’est pas mal en fait ?". Et là c’en est fini du punk à chien zadiste fringué en pantalons treillis, amateur de bières aromatisées à la tequila. On entre dans la vraie vie, et c’est tout un univers de choses, belles ou moins belles, dont les portes s'ouvrent – à commencer par celui des comédies françaises où on ne rit pas beaucoup et où on prend le risque de croiser Didier Bourdon nu. Voilà, bienvenue dans ma vie d’adulte.
Pour autant, elles résistent ces convictions, elles jouent les prolongations. Dans cet élan de gentrification des esprits qui fait que tu veux bien trouver "sympa" ce que les gens trouvent "génial", le premier disque de Kaytranada a été une réelle source de tensions au sein de mon couple. Certes 99.9% avait pour lui une petite poignée de titres sympathiques, mais ce qu’on a surtout retenu de ce premier disque, c’est cette propension à abuser des mêmes tics de productions, à ressortir toujours les mêmes synthés, à surjouer les basses massives - autant d’éléments qui font la marque de fabrique du Canadien mais qu’il a fini par appliquer bêtement, en limitant la prise de risque. Mais dans le fond ce n’est pas comme si c’était si important : son succès, il le doit à ses premiers remixes, à une Boiler Room entrée dans l’histoire, ou au fait qu’il joue encore "Frontin'" dans ses sets en 2019.
Pourtant on veut l’aimer Louis Celestin. C’est vrai quoi, il est comme toi le gars : il a grandi avec MTV et il est obsédé par cet âge d’or du rap et du R&B, ses visuels bling bling, et sa palanquée de producteurs qui ont révolutionné à trois ou quatre reprises la musique. Pourtant quand BUBBA débarque trois ans plus tard, il se fait plus rare, loin de sa productivité de la grande époque de Soundcloud. Conscient du changement d’époque qui s’opère, KayKay a donc fait ce qu’il devait faire: bosser, jour et nuit, dans le plus grand secret. Et dans le même temps, écouter, disséquer, et finalement digérer ce qu’il aime pour revenir plus fort, plus félin, et sans renoncer à ses ambitions grand public.
Les efforts ont payé : c’est un gouffre qui sépare 99.9% et BUBBA. Grâce à sa capacité à tisser un vrai fil conducteur malgré une grande variété de contenus, BUBBA ne tombe pas dans le piège de l’album compilation, et réussit à proposer un vrai disque de producteur avec un grand P. Véritable photographie du R&B de la fin des années 2010 qui convie des acteurs aussi significatifs que Masego, Vanjess et même un Pharrell Williams flamboyant, l’album entre dans la cour des grands en proposant une riche palette chromatique, dont on arrive pourtant à identifier le propriétaire sans peine, lui qui se montre ici plus versatile que jamais. Car plus question de servir la soupe pour la piste de danse : c’est désormais la production qui s’adapte à la voix, et plus le contraire.
Bref, ressortez les durags, les bouteilles de Courvoisier, et les shiny suits : ici, on entre dans le domaine du clinquant, on réserve ses plus belles courbettes pour le new jack swing et la funk à tonton, et on empile les tubes avec suffisamment d’exigence et d’audace pour évoquer, par moments, les plus belles fulgurances de feu DJ Mehdi. Et si l’heure est à la nostalgie, elle n’est plus aux concessions : BUBBA est bien le LP qui lui permet enfin de prouver qu’il n’est pas qu’un sachant juste bon à parler de ses productions préférées de Just Blaze ou de Swizz Beatz, et qu’il a les épaules suffisamment larges pour marquer de son empreinte le R&B de cette fin de décennie. Kaytranada, ou comment regarder dans le passé pour mieux innover au présent. Et tout ça pour la paix de mon ménage, accessoirement.