BRUTAAL

Zwangere Guy

Universal – 2019
par Jeff, le 19 décembre 2019
7

À une époque où le journaliste a moins d'importance que l'"expert" qui débite de la polémique à l'emporte-pièce, l'expression "la vérité d'hier n'est pas celle d'aujourd'hui" compte parmi les plus entendues du paysage audiovisuel francophone. C'est en fait une manière pour tous ces bonimenteurs de dire que ce qu'ils nous faisaient passer pour une vérité universelle et inattaquable quelques jours plus tôt ne tient déjà plus la route.

Si on n'a jamais eu pour ambition de se prendre pour les nouveaux Pascal Praud du chronique jeu, il nous arrive de devoir faire acte de contrition ou de rétro-pédalage. Ainsi affirmait-on avec aplomb et conviction en entame de notre papier au sujet du dernier album de SCH que dans le rap il était "impossible de tenir la cadence d'un album par an sans perdre en profondeur et en pertinence." Un point de vue que le Rooftop du Marseillais venait confirmer, mais que Zwangere Guy est venu contredire quelques jours plus tard.

En effet, on n'aurait pas imaginé que le rappeur bruxellois allait terminer l'année 2019 en boulet de canon, en donnant un successeur à Wie Is Guy? même pas dix mois après sa sortie. Mais on aurait encore moins cru qu'il serait capable de faire aussi bien, voire mieux, avec BRUTAAL. Surtout que comme on l'expliquait dans notre chronique de Wie Is Guy?, Gorik Van Oudheusden a passé une bonne partie de l'année à faire vivre son personnage en dehors de son groupe Stikstof, à lui donner une existence propre, à en façonner les contours d'une personnalité capable d'être d'humeur très festive un instant, pour sombrer ensuite dans l'introspection ou la déprime sans qu'on ne voie rien venir. Cette schizophrénie (doublée d'une certaine forme de générosité débridée) constituait le point faible de Zwangere Guy depuis Zwangerschapsverlof Vol.3 en 2017, et le tir est très correctement rectifié sur BRUTAAL, qui réussit le petit exploit d'être à la fois le compagnon de route de Wie Is Guy?, mais aussi un album doté d'une identité propre.

Au terme d'une année qui l'a vu remplir deux Ancienne Belgique avec l'aisance d'un Neymar se promenant dans la défense d'une équipe de préminimes, mais qui l'a également vu prendre progressivement pied ailleurs qu'à Bruxelles, Zwangere Guy aurait pu se contenter d'un victory lap prenant la forme d'un petit single inédit, voire d'un chouette EP des familles. Mais ceux qui connaissent un peu le bonhomme ou l'ont croisé sur scène ont vite compris que le petit Gorik ne faisait pas vraiment dans la retenue. Alors 2019 se terminera sur un disque qui, plus que tout ce qu'il a produit à ce jour, renvoie à ses influences passées et actuelles (on le savait très fan de Mobb Deep ou EPMD, on lui découvre ici une passion pour la clique Griselda de Conway The Machine et Westside Gunn) et à son sens de la famille total (plutôt que d'aller fricoter avec des stars juste pour se faire mousser, il a préféré mettre à contribution les brothers in arms de Stikstof, ou les BFF Blu Samu et Peet du 77).

Et si Wie Is Guy? était un disque joyeux malgré quelques titres portant les stigmates d'une jeunesse difficile, BRUTAAL laisse surtout parler le côté sombre de sa force, celle qui prend sa source dans le caniveau, et dont le très sale "GUTTERGANG" est la plus puissante représentation. Et quand Zet Gee ne fait pas dans le noir, il passe en mode introspectif, un registre dans lequel il a toujours excellé et que le diptyque "WAAROM" / "DAAROM" incarne à merveille - dans "WAAROM" il dresse une longue liste de questions qu'on lui a posées ces derniers mois, auxquelles il répond dans le titre suivant. Dans une décennie de rap qui a davantage valu pour les personnalités qui l'ont fait exister que pour les albums qu'elles ont produits, Zwangere Guy attache autant d'importance à l'image qu'il renvoie qu'aux albums qui l'expliquent ou la façonnent, ce qui en fait un artiste véritablement précieux.

Le goût des autres :