Blue World
John Coltrane
Experte dans l’art d’exhumer les fonds de tiroirs, l’industrie musicale s’est fait une spécialité de publier des lost albums à l’intérêt parfois relatif mais boosté par un marketing bien rôdé. Piller ainsi les archives inédites d’illustres musiciens est l’assurance, dans le meilleur des cas, de satisfaire un public déjà acquis ou, dans le pire des cas, simplement renflouer les caisses des majors incapables de renouveler leur stock de vaches à lait. S’il est une oeuvre pour laquelle s’applique cet usage lucratif, c’est bien celle de John Coltrane. Depuis la mort de ce dernier en 1967 à l’âge de 40 ans, de nombreux albums posthumes ont vu le jour depuis le surréaliste Om (1968) jusqu’au réjouissant Both Directions at Once (2018). Ce business de la récup vire fréquemment au flop, beaucoup partant du principe que si un disque ne sort pas au moment de sa conception c’est souvent pour une bonne raison, à commencer par sa qualité artistique douteuse. Mais que les choses soient bien claires, dans le cas de Coltrane, l’ensemble de ses publications posthumes et a fortiori Blue World ont tout autant de valeur que les disques sortis de son vivant et qu’il n’est ici nullement question de pétard mouillé. Au contraire, chaque nouveau trésor arraché au tombeau de John Coltrane éclaire un peu plus son chemin. Tout cela pour répondre aux grincheux qui pourraient se dire : « Un nouveau Coltrane ? Quoi ! Encore ? ».
Le seul en droit de se plaindre est en fait Coltrane lui-même car il n’aurait certainement pas consenti à un tel traitement de son legs. Au tournant des années soixante, son bassiste d’alors Reggie Workman se souvient l’avoir entendu s’adresser ainsi à ses producteurs : « ne sortez pas dans dix ans des enregistrements que j’ai faits aujourd’hui pour que mon public me demande alors de les jouer » ; sous-entendu, je serai déjà passé à autre chose. Selon Workman, Coltrane souhaitait même que soit mentionné dans ses contrats que ses enregistrements sortent dans un délai imparti. Les différents labels qui l’ont hébergé (Prestige, Atlantic puis Impulse!) ne respecteront pourtant jamais ce vœu, ni de son vivant et encore moins après sa mort. Malgré leur incorrection, il est difficile de leur en vouloir tant cette musique provoque à chaque fois l’émerveillement. Toujours est-il que cette détermination à ne jamais regarder dans le rétroviseur en dit très long sur la progression de Coltrane et sur le regard critique qu’il porte sur sa propre oeuvre.
Pour comprendre ce qui motive cette exigence, il suffit de s’intéresser au parcours météorique du musicien. Sa carrière est une pente échelonnée mais toujours ascendante. Un continuum dont chaque étape tient lieu de tremplin pour la suivante. Chacun de ses succès est sitôt remis en question par Coltrane lui-même qui va jusqu’à réduire certains de ses efforts à la désuétude ou à l’obsolescence. Dans l’album Soultrane (1958) par exemple, il crée un premier bouleversement harmonique avec ses sheets of sound. Un an plus tard, il le ringardise presque en poussant son concept des nappes de son à son paroxysme avec l’album Giant Steps dont les modulations sans précédent (les Coltrane changes pour les initiés) donnent encore aujourd’hui de sérieux coups de chaud à tout apprenti saxophoniste. Loin de s’en satisfaire, il épouse ensuite, tout en y intégrant ce background harmonique, l’esthétique modale de Miles Davis et pond coup sur coup d’autres incontournables opus comme My Favorite Things (1960) et Olé (1961) où il met à profit de nouvelles formes rythmiques influencées par les musiques africaines et orientales. On pourrait ainsi dérouler l’histoire jusqu’à sa fin où Coltrane investit en toute logique les champs d’expérimentation du free jazz, mais l’essentiel est de comprendre la notion de cycle, de perpétuelle fuite en avant dans le mouvement coltranien. Au milieu de cette trajectoire, il y a l’année 1964 qui verra naître deux chefs-d’œuvre : Crescent et A Love Supreme qui l’un comme l’autre offrent des atours quasi mystiques au jazz de Coltrane. Et c’est là, calée entre ces deux sessions légendaires, que va se tenir celle qui accouchera de ce Blue World certes moins fondamental, mais néanmoins superbe affirmation de son art de la métamorphose.
À l’origine de Blue World, on trouve un cinéaste trentenaire montréalais, Gilles Groulx. En 1964, l’homme met la dernière main à son film, Le chat dans le sac, qui dépeint les sentiments amoureux d’un jeune couple, Claude et Barbara, sans cesse contrariés par le désordre social qui ronge alors le Québec. Dans sa manière de filmer, Groulx emprunte beaucoup à l’esthétique de la Nouvelle Vague et à celle de Jean-Luc Godard en particulier. Son budget est serré, mais pour mettre le point final à son film, Groulx doit encore lui trouver une bande originale ad hoc. Le réalisateur est très porté sur le jazz, il aime (et on le comprend) Horace Silver et Art Blakey mais par dessus tout, il pense à John Coltrane dont il possède l’intégralité des disques. Le rêve de voir le musicien au générique de son film devient réalité quand une connaissance commune lui permet de rencontrer le bassiste du quartet de Coltrane, Jimmy Garrison, qui trouvera les mots pour convaincre son leader. Mais Groulx n’a pas les moyens d’organiser une séance comme Louis Malle avec Miles Davis invité à improviser une musique originale en visionnant directement les rushs d’Ascenseur pour l’échafaud. Coltrane produira sa bande-son sans avoir vu la moindre image du film. Qu’importe, rendez-vous est pris le 24 juin 1964 au studio de l’ingénieur du son Rudy Van Gelder, l’un des grands architectes du jazz. Groulx est là et se pince pour croire que face à lui (et pour lui !) va se mettre en action le quartet de John Coltrane, accompagné de son pianiste McCoy Tyner, de son batteur Elvin Jones et de Jimmy Garrison. Le réalisateur songe à quelques titres du répertoire coltranien et les lui soumet. Le saxophoniste comprend visiblement où Groulx veut emmener son film et se lance dans des interprétations de « Naima », « Village Blues », « Like Sonny », « Traneing In » et de l’éponyme « Blue World ». La femme de Groulx (qui joue d’ailleurs le rôle féminin principal du film, celui de Barbara) dira qu’à son retour à Montréal, son compagnon était « en extase » après cette session « incroyable » et « fier » que Coltrane ait accepté d’interpréter la musique de son film. Malheureusement, l’affaire passera relativement inaperçue du fait de la diffusion limitée du long-métrage et de son succès réduit au public francophone. Avec le temps, Blue World est même devenu le secret le mieux gardé de la galaxie Coltrane... jusqu’à aujourd’hui.
Alors, on peut bien sûr regretter l’absence de nouvelles compositions. Tous les titres qui constituent cette soundtrack sont en effet connus des mélomanes sous d’autres ornements. Contrairement à Both Directions at Once l’an dernier, la sensation d’inédit est moins évidente ici. Blue World se différencie des classiques bandes-son jazz écrites spécifiquement pour coller aux images comme Les Liaisons Dangereuses de Thelonious Monk, Ascenseur pour l’échafaud de Miles Davis, Shadows de Charles Mingus ou Autopsie d’un meurtre de Duke Ellington. Blue World n’est pas le fruit de nouveaux matériaux, mais bien celui d'une mise en valeur d’une matière préexistante ; ce qui peut se traduire dans le cas de Coltrane par une quasi réécriture. On peut de la même manière déplorer la concision des morceaux qui limite de facto les espaces propices à l’improvisation et pousse le groupe à se restreindre et à se concentrer sur les thèmes. Groulx a certainement briefé Coltrane sur l’exercice de la soundtrack qui oblige l’interprète à s’adapter à un nouvel espace-temps, celui de l’image et de l’action. Et ce que l’on pouvait alors regretter devient la force de ce disque, plus direct, plus immédiat et bigrement addictif. La langue de Goethe offre la meilleure formule pour l’exprimer : « In der Kürze liegt die Würze ». Comprenne qui pourra, mais il est question de concision et de plaisir, deux mots qui collent parfaitement à ce Blue World. On peut enfin gloser sur l’intérêt des prises alternatives qui remplissent le disque et dont ce genre de lost album est très souvent affublé sans apporter toujours une réelle plus-value. Elles s’adressent surtout aux « complétistes » et offrent un éclairage sur le travail de studio où sont joués et rejoués les morceaux jusqu’à obtenir le son escompté. Ici, les trois versions de « Village Blues » par exemple sont très proches et une seule aurait peut-être suffi. L’argument commercial doit néanmoins être pris en compte car sans ces alternate takes, le disque n’aurait pas dépassé les vingt-cinq minutes et aurait rendu difficilement justifiable 20 euros au passage en caisse. Passé ces quelques réserves, Blue World demeure un très grand disque. La principale raison est qu’il répond à un fantasme, celui de voir Coltrane au générique d’un film. Blue World est le lien le plus fort, le seul en fait, qui unit le saxophoniste au cinéma. Sa musique aurait pourtant mérité d’autres collaborations avec le 7ème art. On pense notamment à John Cassavetes dont les films possèdent le même caractère viscéral que la musique de Coltrane. À Jacques Rivette aussi. À Wim Wenders. Mais il n’en sera rien et il faut donc savourer ce qui nous est donné.
Pour en revenir sur la musique en elle-même, Blue World peut se voir comme une halte dans la progression de Coltrane, l’occasion de faire le plein de lyrisme. À l’image du disque qu’il enregistre avec Duke Ellington en 1963, il rappelle qu’au-delà de ses excès et des libertés qu’il s’octroie, Coltrane est capable d’évoluer dans un souci mélodique constant. Pour le néophyte, le transparent Blue World est une porte d’entrée idéale dans le monde coltranien. Tout comme le film de Groulx, Blue World s’ouvre sur « Naima » que Coltrane considérait comme la meilleure de ses compositions. La version originelle sortie en 1959 sur Giant Steps est sans doute la plus belle démonstration de ce lyrisme. Pour Le chat dans le sac, Coltrane reste fidèle aux fondements du morceau (peu d’improvisation, rappel régulier du thème, solo de piano en son sein...) mais le changement de ton naît d’une rythmique très concernée. Là où la première version est servie par un trio d’accompagnement unanimement dévoué au saxophoniste, presque en admiration, cette seconde version, un tantinet plus musclée, respire la connivence et l'interactivité entre les musiciens. Le constat est le même sur le titre « Village Blues » qui a lui aussi fait son chemin depuis sa première mouture incluse dans Coltrane Jazz. Si par ailleurs certains d’entre vous s’interrogent sur ce qu’est le swing, « Village Blues » pourrait bien apporter quelques réponses. Le titre éponyme « Blue World » n’est autre qu’une relecture d’ « Out of this World » qui illuminait l’album Coltrane en 1962. Il est ici amputé du long solo de piano et du second chorus de saxophone, soit de huit minutes. McCoy Tyner choisit de ralentir légèrement l’entrée en matière pendant que Jimmy Garrison et Elvin Jones insufflent une formidable résonance seule à même de soutenir le souffle déchirant de Coltrane. Le pouvoir d’attraction de cette entrée en matière est extraordinaire. « Blue World » devient plus loin le terrain de jeu d’une belle improvisation où Coltrane régale de ses modulations cinglantes et instables, couvrant comme un voltigeur l’ensemble des registres de son sax. Apparaît ensuite le très cinégénique « Like Sonny » qui déjà en 1959 dans sa version Coltrane Jazz avait tout d’une soundtrack en puissance. On appréciera la fraicheur et l’exaltation de ses accents subtilement latin-jazz. Enfin, « Traneing In » est la plus ancienne composition utilisée ici (elle date de 1957 et John Coltrane and the Red Garland Trio) et cela s’entend car son charme est plus anachronique. Ce titre donne l’occasion d’entendre un solo de Garrison, toujours très à l’aise quand il s’agit de s’esquinter les phalanges sur les cordes raides de sa contrebasse. Il faut attendre cinq minutes pour entendre Coltrane s’envoler à nouveau vers des cimes aiguës tout au long de son chorus. Le morceau subit une véritable refonte, conséquence du continuum à l’œuvre chez Coltrane. Sa vision de la composition, de sa construction et son jeu ont nettement changé depuis 1957; sept années seulement séparent les deux versions mais la distance paraît pourtant bien plus longue.
Blue World a donc un pied dans le passé, mais s’interdit toute régression et démontre avec force comment passer du stade de l’interprétation à celui de ré-interprétation. La nuance est fine mais dès lors qu’elle est intégrée et admise par l’auditeur, elle ouvre la porte à... l’inédit, confirmant l’éternel bouillonnement du jazz et à plus forte raison celui de Coltrane. Symbole de cette réinvention perpétuelle, ce temps retrouvé est celui d’un artiste dont la portée émotionnelle reste en tout point indémodable et, au sens propre, exceptionnelle. Un style qui n’appartient qu’à lui mais qui jouit d’une portée universelle. Avec ce lost album, le rideau n’est pas prêt de tomber. Vivement le prochain.