Blood Bitch
Jenny Hval
On était loin d’imaginer que le fait d’évoquer ce qui restera probablement comme un des chefs-d’œuvre pop de cette année nous demanderait de parler de menstruations dès la deuxième ligne de notre papier. Toutefois, au-delà de l’inclinaison ouvertement féministe de Jenny Hval, conscientiser sans cesse le saignement menstruel – jusqu’à étendre ce thème aux vampires, aux vieux films d’horreur et au cannibalisme – témoigne surtout d’une tendance inéluctable à l’abstraction. Abstraction qui emporte naturellement la projection. Car, même si on tentera toujours bien d’accrocher quelques références tangibles à la dernière œuvre de la Norvégienne, Blood Bitch restera toujours un disque sans véritable cadre, un disque où les choses n’auront cesse de se construire en temps réel, à la manière de ces univers virtuels sans frontières où l’espace de pixels sort du vide à mesure que le sujet avance.
Blood Bitch reste malgré tout un formidable disque de pop, circulaire, libre dans sa manière de construire son objet musical. Il existe chez Hval une ambiguïté rêveuse dans la manière d’intégrer les titres depuis leur base : les mélodies pop peuvent sortir directement d’un mur du son, de reverb lointaines, d’un field recording absurde ; parfois l’abstraction est reléguée au rang de souffle, jusqu’à revenir à de la pop toujours plus ou moins traditionnelle. Tout ça en même temps, par un esprit de séquences à la fois fin et très fluide et pourtant bien marqué. À l’image de « The Plague », qui concentre en une séquence de cinq minutes des tablas indiennes impromptues, un long passage vocal qui rappelle le power electronics/noise de Pharmakon pour finir sur une pop song à la limite de l’audible rythmée par du clavier tonal et un field recording bucolique. C’est précisément cette vision de la pop à 360 degrés, forcément remplie de couleurs et de textures, d'artisanat et de psychose, qui fait de Blood Bitch l’objet fuyant et totalement passionnant qu’il est. Une sorte de croisement parfait entre toutes les divas weird pop que le Grand Nord fantasmagorique nous envoie régulièrement et une Liz Harris (Grouper) qui prendrait plus de drogues et moins d’antidépresseurs.
Nous n’avons pas évoqué la dimension philosophique et l’esprit de parcours initiatique, chamanique par le sang, qui traverse Blood Bitch. On ne le fera d’ailleurs pas au-delà de ces quelques mots. Car cette œuvre de Hval se parcourt comme un monde dans le monde, le témoin dynamique d’un questionnement permanent, sur notre rapport aux choses, aux concepts, aux images mentales qui existent par projection uniquement. Blood Bitch est une forêt riche d’humeurs et de senteurs différentes, mais dans laquelle on s’aventure seul. On vous laisse donc à cette lisière, on n’ira pas plus loin avec vous, convaincu de toute façon que vous y trouverez suffisamment de beauté et d’impressions pour que vous finissiez par y voir la même chose que nous, au pire un peu différemment : un des plus beaux disques de l’année.