Blanket
Kevin Abstract
Il y a plusieurs mois déjà, tous les vendredis, Kevin Abstract et d’autres artistes californiens se réunissaient pour les « therapy fridays », à savoir plus de quatre heures de discussion ouverte et collective sur leurs ressentis et espoirs de musicien·nes, acteurs·rices, etc. Même si c’est apparemment présidé par ce gros zinzin de Shia LaBeouf, ça ressemble quand même très fortement à une matérialisation à plusieurs du passage de la trentaine. Passées l’insouciance et l’inconséquence de la vingtaine, passée l’énergie infinie qui semblait offrir la promesse de ne jamais véritablement travailler : il est temps de se retourner vers soi, de faire des choix, de trier ses sociabilités. Le lumineux cerveau des défunts Brockhampton rappelle ainsi un peu partout qu’il n’est plus sûr de rien, qu’il ne sait plus de quoi demain sera fait.
C’est dans cette atmosphère qu’a été conçu Blanket, un disque plus introspectif, plus mesuré, porte-étendard de ce que Kevin Abstract appellerait probablement la maturité. Cette maturité, elle a un son. Et étonnamment, c’est celui de Blink-182. Bon, ok, pas le Blink-182 de Enema Of The State, mais celui qui reste dans les mémoires et qui inspire le rock, la pop, et une bonne partie du rap US depuis le début des années 2010. Kevin Abstract est né en 1996, et cette époque du punk-rock californien, c’est probablement une madeleine de Proust en partie imaginaire, en partie non-vécue, et qui renvoie à son uchronie de tous les possibles. Il suffit de prendre le morceau-titre du disque, « Blanket », pour se rendre de la façon dont ces influences s’entremêlent. Entre la simplicité et l’audace du punk-rock – qu’on retrouve notamment dans les toplines – se tissent la folk des Violent Femmes, le strumming des groupes anglais à la Bloc Party et le R'n'B de Drake.
Si on se permet de parler d’album de la maturité, c’est également parce qu’on y retrouvera bien plus qu’auparavant ce qui fait la spécificité de la musique de Kevin Abstract par rapport à ses camarades de Brockhampton. Et pour la première fois, on peut dire que si vous êtes fan du groupe, vous ne serez pas nécessairement fan de Blanket. Une rupture probablement évidente pour réaliser une telle introspection, et qui résulte également d’un changement de modus operandi. Kevin Abstract racontait il y a quelques années à Rick Rubin que lorsqu’il était plus jeune (lol), il travaillait sans s’en rendre compte, les beats venaient tous seuls, les paroles parfois comme un éclair ; désormais, c’est impossible. Il doute, mais ce doute est probablement la prise de conscience nécessaire pour construire un projet qui nous et lui ressemble vraiment.
Kevin Abstract propose un jeune album de vieux, dans lequel il s’agit surtout de s’observer soi-même. Comme il l’écrit dans le très beau (et très nirvanesque) « Heights, Spiders, and The Dark » : « I saw myself today in a stranger on the train / I saw us this morning in kids in the garden ». Mais ce retour sur soi n’empêche pas de continuer à raconter des histoires, et à chercher des liens vers les autres, même s’ils sont plus rares. C’est le cas de cette fille dont il est question dans « Madonna », ou des choix qu’on fait envers ses ami·es dans « What should I do ? ». En réalisant son album le plus personnel et le plus original à ce jour, Kevin Abstract offre en réalité une photographie assez nette d’une génération qui cherche à prendre soin de sa santé mentale, qui se pose des questions, beaucoup de questions, et qui, comme toutes les générations avant elle, a la chance d’avoir des artistes qui évoluent.