★ (Blackstar)
David Bowie
Bon anniversaire David Robert Jones. Soixante-neuf ans officiellement. Mais quel âge as-tu, de l’astre d'où tu nous regardes ? Qu’avons-nous à t’offrir, toi qui nous offres à cette occasion (et comme il y a trois ans) un nouvel album, Blackstar — ou ★ ?
Plus de dix ans après ses dernières sorties sur scène, l’« affaire » de la sucette et les problèmes de santé, David Bowie était revenu en 2013 avec The Next Day. Un album qui regardait dans le rétroviseur et revisitait notamment ses années berlinoises. « Where Are We Now » ?
A l’écouter, ce Blackstar serait à rapporter au Bleu Pétrole d’Alain Bashung, sans le chant des sirènes. Ce genre d’album où un ancien qui n’a plus rien à prouver nous transporte là où il le souhaite, dans une maîtrise totale de son sujet. Il s’en fout le David, il pourrait se balader les couilles à l’air en gueulant « YOLO » que ce serait pareil. Mais il a beaucoup trop de classe et d’intelligence pour se montrer sous ce jour. Car Bowie est un homme de masques, un homme de théâtre.
L’inaugural et massif « Blackstar » plante le décor et nous présente le nouveau déguisement du Thin White Duke. Dans une ambiance crépusculaire où une batterie électronique mène la danse, un synthé léger et des violons enlacent le moment de calme vécu comme une oasis dans le désert. « I’m a Blackstar, » proclame alors Bowie. Rien à voir avec Dark Vador. Quoique. Tiraillé entre les côtés clair et obscur de la force, l'Anglais est devenu un drôle de Big Brother, un homme vieillissant aux yeux bandés, avec deux minuscules trous qui nous observent. Un être difficile à démystifier.
Si je parle de Big Brother, ce n’est pas un hasard. Ce saxophone omniprésent sur ★ nous renvoie à d’autres heures de son oeuvre. On n’avait pas vu autant de références jazz et free-jazz depuis Black Tie White Noise en 1993, ou de clins d'oeil à l’insécurité urbaine depuis le disque pompé sur le livre 1984, Diamond Dogs. Notamment sur le passage de « Dollar Days » à « I Can't Give Everything Away », où la patte James Murphy se fait sentir.
Pour annoncer cet album, nous disions avec humour que ce titre n’avait aucun rapport avec le Blackstar de Mos Def et Talib Kweli. Finalement, nous n’en sommes pas trop loin. Car l’adjectif « black » nous ramène aux premières amours de Bowie, présentes en filigrane tout au long de sa carrière. C'est le Bowie qui reprenait Nina Simone sur Station To Station avec « Wild Is The Wind ». Celui qui a écrit Young Americans avec Carlos Alomar à Philadelphie pour rendre hommage au funk et à la soul. Celui que l’on retrouve dans « Sue (or In A Season of Crime) », morceau qui évoque le classique brésilien de Milton Nascimento, « Cais ». Par l'abondance de saxophone, de changements de rythme et de mélanges entre électronique et organique, notre « Blackstar » dévoile cette volonté de pulvériser les frontières musicales pour créer un ensemble nouveau. On trouve ici l’inspiration Kendrick Lamar, qui a transcendé le strict cadre du hip-hop avec To Pimp a Butterfly.
Du haut de ses soixante-neuf hivers cosmiques, David Bowie paraît plus vivant et plus libre que jamais. Théâtral et inspiré, il balaie d’un revers de la main ses albums sortis à l’embouchure des années 2000 : Hours semble désormais bien fade, Heathen n’a plus aucune signification face aux guitares précises et pesantes de « Lazarus ». Et que dire de Reality, qu’il congédie, épargnant le seul « Bring Me The Disco King ».
★ symbolise finalement ce merveilleux documentaire Bowie en cinq actes, celui où David Robert Jones change de peau plus vite qu’Arya Stark dans Game of Thrones. Il est l’homme aux mille visages, à tel point qu’invisible de la sphère médiatique et virtuelle, il n’a jamais autant existé que par ses seules galettes et qu’aujourd’hui on ne sait même plus vraiment à quoi il ressemble. D’ailleurs cette « Blackstar », c’est peut être ça : une étoile noire, invisible, sans visage, planquée dans l’obscurité totale. Une étoile noire qui, toujours bien vivante, nous surveille et nous éclaire de sa seule présence. Amen.