Big Fish Theory
Vince Staples
Si Vince Staples devait être une série, il serait The Wire: une putain d'âme, une sobriété au service d’un talent fou, et une vraie reconnaissance critique qui ne se traduit pas vraiment par une validation par le grand public. La faute à un style peut-être trop austère pour être facilement digéré, à une écriture qui prend trop de hauteur quand le rap de 2017 a plutôt tendance à raser les pâquerettes (pour le meilleur et pour le pire). À l’époque de sa diffusion, le monolithe noir de David Simon avait pris quelques années d’avance sur son temps, et il aura fallu l’obstination de quelques execs chez HBO pour qu’il ne disparaisse pas après la troisième saison, en même temps que Stringer Bell et Avon Barksdale. On espère que c’est la même conviction de laisser exister un artiste hors du commun qui anime les personnes qui gèrent le cas de Vince Staples chez Def Jam, une major pas vraiment connue pour ses états d’âme au moment de jouer avec ses variables d’ajustement.
Plus que jamais, le rap a besoin d’albums novateurs comme Big Fish Theory, même si ils se vendent mal – n’est pas Kendrick Lamar qui veut. Car on ne sait pas vous, mais je serais prêt à échanger les discographies de Big Sean, Migos et 2 Chainz contre un seul Big Fish Theory. La raison ? Sa volonté de penser le rap de 2020 plutôt que de faire vivoter celui de 2017. Face à un écosystème où ses personnalités les plus visibles, ses producteurs les plus bankables et ses « guest verses » sont plus intercheangables et prévisibles que jamais, Vince Staples propose un disque qui, façon Bâtards Sensibles, veut mettre du sang sur le dancefloor.
L’esprit visionnaire qui affleure un peu partout sur Big Fish Theory, on le doit principalement à deux producteurs qui laissent leur empreinte indélébile sur ce second album. Andrew Long aka SOPHIE d’abord. L'Anglais affilié à l’iconoclaste clique PC Music fête Noël avant l’heure en offrant deux titres qui sont non seulement les points culminants du disque, mais aussi deux trucs que l’année 2017 ne manquera pas de retenir au moment de faire les comptes. Il y a d’abord une improbable co-prod avec Flume honorée de la présence d’un Kendrick Lamar égal à lui-même (donc loin devant la concurrence). Le cul entre la pop hyperkinétique de Charli XCX et les basses lourdissimes de TNGHT, « Yeah Right » se la joue full kawaï et remplit la piste de danse d’un club qu’on verrait bien exister dans un David Lynch. Un peu plus loin sur le disque, « SAMO » s’appuie sur une prod de donjon SM tellement puissante et inhabituelle pour 99 % des rappeurs que la présence d’A$AP Rocky en devient tout simplement anecdotique.
Ensuite, on mettra en évidence le travail de Zack Sekoff, jeune Californien qui devrait être sur les bancs de la prestigieuse Yale, mais a préféré apporter une couleur toute particulière à Big Fish Theory. C’est notamment lui qui met l’album sur les rails avec un « Crabs in a Bucket » qui assume complètement ses emprunts au UK garage. C’est aussi lui qui le termine de la plus propre des manières avec un « Rain Come Down » à la sensualité froide, taillé sur mesure pour un hook de Ty Dolla $ign. Ce dernier est l’un des nombreux gros poissons présents sur le disque, mais avec Kendrick Lamar, il est le seul à temporairement voler la vedette à Vince Staples – ailleurs, Bon Iver, A$Ap Rocky ou Damon Albarn sont crédités mais s’effacent au profit d’un MC qui est le seul à pouvoir assumer le poids d’un disque comme on en entend peu dans le rap américain mainstream.
En laissant son rap de thug conscient se faire pervertir par une club music vicelarde, en faisant confiance à de vrais innovateurs, en invitant des gens comme Jimmy Edgar (producteur techno de Détroit passé par la case Warp) ou Christian Rich (un duo écolé par les Neptunes), en creusant un peu plus encore le sillon exploité sur le Prima Donna EP, mais surtout en ne s'imposant aucune limite si ce n'est celle de ne pas pondre un de ces albums inutilement longs comme le rap américain sait si bien le faire, Vince Staples réussit un pari audacieux: celui de ne ressembler à personne sur une scène dont la tendance à l'homogénéisation est assez effrayante en 2017.