B4.Da.$$
Joey Bada$$
Ca fait maintenant près de trois ans que vous lisez partout que Joey Bada$$ va venir foutre un bon coup de pied dans la fourmilière du hip hop 2.0 avec son premier album. Après quelques mixtapes plus que prometteuses et bien entourées (les splendides 1999 et Summer Knights), on était en droit de penser que ce serait le cas, en postulant que ce petit gredin de 20 ans n'avait sorti jusqu'ici que le produit de tours de chauffe successifs. Pourtant, autant le dire direct, ce premier album n'est pas la révolution sonique qui avait été anticipée par le public. Si le principe d'une mixtape est de présenter l'étendue des talents et des influences d'un artiste avec un minimum de moyens financiers, sa première véritable œuvre doit donner l'impression qu'un travail plus conséquent a été fourni au point de vue de la composition et de la production. Bizarrement, ce n'est pas ce qu'on ressent à l'écoute de B4.Da.$$ (comprendre "Before The Money"), un disque foutrement maîtrisé mais qui laisse tout de même un certain goût de trop peu si l'on s'attend à recevoir en pleine gueule une pelletée de titres destinés à devenir des classiques.
Alors OK, B4.Da.$$ ne passera pas le test du temps et n'est pas le skeud miraculeux qui fera taire les prétentions du grime ou de Kanye "Yeezus" West. Mais après tout, on s'en tape. Si on se concentre juste sur la musique, sur les sensations qu'on a dans les jambes et dans le bide lorsqu'on entend Joey enchaîner les assonances dès le début du premier titre "Save The Children", ("Shit gets on scarier/I'm never in fear/Juste a little inferior in some areas/ I share wisdom with Summerians") on comprend qu'on est en présence d'un rapeur qui s'inscrit dans la plus pure tradition old school new-yorkaise. Celle d'un Nas, d'un Notorious, d'un Big L. Celle d'un poète urbain qui manie admirablement le verbe avec une fausse nonchalance et une vraie arrogance, chose que ses précédentes mixtapes et son travail au sein du collectif Pro Era laissaient déjà poindre. Le réel apport de ce premier album, c'est surtout cette voix désormais mature, précise et convaincue, aux inflexions rappelant par moments les toasters jamaïcains. Et qu'importe si les instrus jazzy semblent périodiquement convenus, comme si ceux-ci étaient systématiquement extraits du même album de Grover Washington Jr., grésillements de vinyle en prime. Tant pis également si l'on aurait préféré que la production prenne un peu plus de risque pour ce disque tant attendu par le public et la presse. La virtuosité lyrique de la Racaille sauve le tout, empêchant le navire de couler à chaque cabriole rhétorique. Un autre point à souligner est cette aptitude à survoler le beat et à redéfinir les lois de la gravité rythmique, comme on peut le constater à l'écoute du single "No. 99" produit par Statik Selektah. On y entend une batterie- samplant vraisemblablement celle de "Little Miss Lover" de Jimi Hendrix- savamment déconstruite tandis que Joey bombe le torse en lançant des "What's my name, what's my name ?", comme s'il était conscient que ce titre le place dans la une certaine généalogie d'artistes biberonnés à Brand Nubian et A Tribe Called Quest.
Merde, le type nous vient quand même de Brooklyn. Comme Kendrick Lamar avec Compton, ce poids géographique pouvait être pesant, mais on décèle dans son ton une aisance et un calme d'une implacable insolence, comme l'air de dire "Je suis LE truc, ma gueule, alors tu vas faire quoi ?" Rien, mon vieux. On est juste abasourdis et on a pas assez mains pour applaudir, continue à balancer ta purée et on n'ose même pas imaginer à quoi va ressembler l'album de tes 27 piges.