Axiom
Christian Scott aTunde Adjuah
On a l’habitude que les albums live nous fassent vivre le moment présent du concert, oublier pendant quelques dizaines de minutes le bus dans lequel on se traîne au taf ou le calme de notre salon. Mais un live, c’est aussi parfois ce qui peut nous éloigner de ce présent du concert. Plus que jamais installés dans notre quotidien, on ressent d’autant moins la présence qu’elle se maintient à nos oreilles, imposante. Et comme cet effluve des sens chez Verlaine, elle ne se perçoit que déjà terminée, entière parce que morte. Cette sensation d’une mélancolie qui nous donne malgré tout un certain sourire, c’est vraiment ce qu’on a ressenti à l’écoute du dernier disque du bien nommé Christian Scott aTunde Adjuah.
Un live intitulé Axiom, enregistré au Blue Note new-yorkais entre le 10 et le 15 mars, alors que tous les autres concerts du pays étaient en phase d’annulation. L’équipe de Scott a insisté, la salle a accepté, les gens sont venus, et ont assisté à un événement qu’ils pensaient probablement voir revenir plus rapidement. Dans le disque, une légère tension parcourt les entre-titres, quand les applaudissements qui se font entendre ne sont pas ceux d’une foule compacte, quand Christian Scott affirme dans un rire nerveux s’être bien lavé les mains avant le concert et invite les gens à kiffer tant qu’ils n'éternuent pas. Mais c’est cette tension qui sera le carburant de cette « réévaluation » des musiques improvisées à l’aune de leur deuxième siècle d’existence. Pourquoi est-ce que cette musique existe ? À quoi et à qui est-elle utile ?
Car si on se laisse fondre dans la mélancolie verlainienne de nos concerts passés, c’est que la musique de Christian Scott est le fleuve qui nous y entraîne sans qu’on puisse véritablement y réfléchir. S’il laisse entendre que le concert se présentera comme une dissertation sur l’idée d’improvisation musicale, ne vous laissez pas y prendre : chaque titre est un gouffre narratif et poétique qu’aucune terminologie ne saurait combler, et qu’on ne tentera pas de vous décrire fidèlement ici. Ce qu’on remarque par contre, c’est l’attachement du groupe à des normes presque « classiques » et pourtant paradoxales du jazz : entre la référence permanente, par les percussions notamment, à un free jazz afrofuturiste et politique, et ce goût jamais caché pour l’idée de thème mélodique, Christian Scott et sa bande ne cherchent pas à en faire trop à propos de leur incroyable symbiose, et laissent l’écriture de leur expérience commune tracer des thèmes et des ponts là où ils deviennent nécessaires. C’est en cela que leur musique est particulièrement organique et prenante, qu’on ne sait jamais comment on en sortira, et qu’on se dit souvent qu’on aurait aimé que ça ne finisse jamais. Jamais les titres ne sont trop longs, car leur musique se développe et croît dans une temporalité qu’elle redessine en permanence. Et c’est bien ce qu’on attend des musiques improvisées : qu’elles viennent redéfinir la temporalité d’écoute dans laquelle on est immergé dans les musiques écrites.
Alors c’est certain, le fait qu’une légère brise de live se fasse entendre entre les morceaux et qu’on retrouve l’intensité qu’on a pu voir de Christian Scott aTunde Adjuah en concert, cela donne un goût particulier à cette écoute. En écrivant cette chronique, le but n’était pas de faire du drama là où il n’y en a pas. Évidemment, ne pas avoir de concert à disposition n’est pas la pire chose qui puisse arriver lors d’une pandémie comme celle que nous vivons actuellement. Mais on sait aussi que des concerts comme ceux-là, c’est l’énergie dont a besoin une culture pour exister, c’est tout simplement ce qui fait vivre nos artistes, et c’est un moteur particulièrement essentiel à nos sourires en fin de semaine.