Atrocity Exhibition
Danny Brown
Quand on y pense un peu, des rappeurs qui prennent trois ans à sortir un projet, c'est devenu aussi rare qu'un chroniqueur qui attend plus d'une heure pour avoir un avis définitif sur le dernier Beyoncé. Or, s'il y en a bien un qu'on aime voir prendre son temps, c'est Danny Brown. Notamment parce que le mec blague rarement sur la qualité de ses projets (son dernier os à ronger avait gratté la note maximale par ici) et qu'on remarque vite son absence sur les projets qui comptent, alors que son influence est très souvent palpable. Et puis, vu sa capacité à surprendre et à explorer de nouveaux horizons, il est une exception trop rare dans un rap jeu qui a pris des allures de calendrier de l'avent: on passe à la suite sans chercher à se remémorer la saveur du projet précédent. Moins par passion que par peur de ne plus être en phase avec une actualité qui ne se repose jamais.
À la lumière d'une discographie qui vieillit mieux qu'un bon Pinot noir, Danny Brown continue, avec Atrocity Exhibition, d'alimenter le dialogue qu'il tisse entre chacun de ses projets. Quand Old se rapprochait de The Hybrid, dans l'élégance de sa force de frappe et sa variété maladive, ce cinquième projet choisit de son côté de reprendre là où XXX s'arrêtait cinq ans plus tôt. Il épouse donc la même forme de narration rêche (peu de titres excèdent les trois minutes), dans laquelle chaque individualité existe pour mieux nourrir l'imposante mosaïque que forme l'album. Rythmées comme un grand huit sous Adderall, ces deux œuvres parviennent à se compléter dans leur narration labyrinthique, mais aussi dans le choix des univers qu'elles explorent. Et donc, là où XXX était froid et minimaliste, Atrocity Exhibition joue davantage la carte du post-punk chaud et nerveux.
La filiation avec XXX ne s'arrête pas là : au centre de ces deux disques, on retrouve la fameuse downward spiral des drogues. Cette même spirale qui incarne à la fois le salut artistique de Brown, mais qui scellera aussi son absolution physique. Et la peur de la mort justement, elle plane un peu partout sur Atrocity Exhibition : de la peur de la balle perdue au détour du liquor store, jusqu'à celle de l'overdose, le MC au chicot semble en train de se faire rattraper par la faucheuse. Il sent qu'il n'est qu'à quelques lignes de poudre de passer de vie à trépas et qu'il est trop tard pour faire machine arrière. En conséquence, tout l'album porte le poids de ses peurs et de ses addictions, illustré par cette obsession de l'instant présent et du renoncement catégorique à son propre futur. De cette urgence, inhabituelle, naît un puissant sentiment de folie, qui perdure tout du long de ces quinze titres. Une folie qui bouscule jusqu'à l'habituelle mesure qu'on lui connaissait côté micro.
Malgré le sentiment d'auto-destruction qui hante l'album, Danny Brown réussit à ne jamais noyer son exercice dans un excès de gravité. "Mentally disturbed, but still smart enough to hit this bitch with a rubber", comme il le dit si bien lui-même, il sait s'offrir ici des parenthèses où il se montre plus cartoonesque que jamais, en véritable Charles Bukowski du rap de Détroit. On retrouve alors toute la sidérante beauté de ses excès : il se défonce à la dure comme toi tu t'envoies une Chouffe, il s'imagine dans des threesomes avec Asa Akira (la fille qui a "an award-winning asshole," dixit sa bio sur Twitter) et il se complaît dans l'annihilation progressive de toute forme de mesure raisonnée. Autant d'éléments qui font qu'on s'étonne finalement peu de voir des ScHoolboy Q, Kelela, ou encore B-Real à contre-emploi : il n'y a guère que Brown pour investir le mieux ce théâtre macabre qui lui ressemble à la perfection. Un théâtre qui doit beaucoup de sa flamboyance au beatmaker Paul White, qui se plie en quatre pour offrir les cinquante nuances de noir indispensables pour satisfaire aux ambitions d'un tel projet.
Ainsi, autant l'admettre, avec ce nouveau disque, Danny Brown ne réinvente pas (plus ?) Danny Brown. Mais Atrocity Exhibition réussit à proposer au moins un vrai tour de force : celui d'offrir un disque plus abouti et cohérent que tout ce que le natif de Détroit avait réussi à accomplir jusqu'alors. Un produit difficile d'accès, qui impose un spectacle aussi intime que poisseux, en contre-pied parfait de l'aura résolument cool et hipster qui émane de son géniteur. La légende de Détroit n'aura en tout cas jamais paru autant au bord de la rupture d'anévrisme que sur cette nouvelle sortie, alors même qu'il n'a jamais été aussi libre dans sa façon d'écrire et de rapper et que son art n'a jamais aussi bien porté le sceau de son excentricité. Et surtout celui d'une folie destructrice qui n'appelle plus la moindre thérapie artistique, si toutefois Brown voulait bien croire à une quelconque rémission.