ARIZONA BABY
Kevin Abstract
De l'authenticité, un taf monstre sur les prods et les textes, une attente bien construite par les médias et un rap dont l'originalité arrive quand même à mobiliser une dizaine de millions de clics sur chaque morceau, avec des pics liés à une belle capacité à faire des tubes : BROCKHAMPTON est devenu une locomotive du hip-hop alternatif, pas de doute là-dessus. C'est arrivé, et on l'attendait tant le faisceau de preuves s'épaisissait depuis quelques années.
Parmi ces indices, il y avait notamment le fait que le groupe compte dans ses rangs Kevin Abstract, artiste dont la carrière solo avait déjà, avant la sortie d'iridescence, montré de très belles choses. Et si BROCKHAMPTON n'a pas l'air d'avoir besoin de bénéficier d'une célébrité extrinsèque mobilisée par son plus célèbre membre, ce ne sera que grâce à l'analyse des projets solo et de tout ce qui entoure le groupe qu'on pourra véritablement juger de l'importance qu'il prend dans le paysage des musiques actuelles.
ARIZONA BABY est donc le premier disque sorti par Kevin Abstract depuis l'avènement de son crew. Son premier album, Americain Boyfriend : A Suburban Love Story avait émergé grâce au single « Empty » et une série de bonnes critiques, mais demandait clairement confirmation. Adepte d'une médiatisation opaque et assez peu partisan de la grosse promo qui tâche, Kevin Abstract nous a surpris en sortant trois premiers titres sous la forme d'un ARIZONA BABY EP, puis une version six titres avec Ghettobaby EP, le tout pour prévenir la semaine d'après que l'album sortirait le lendemain de l'annonce. Du coup, on a pu savourer le disque partie par partie, et ça valait le coup.
La première chose qu'on remarque est la permanence des thèmes et des textes dans tout l'album. Clifford Ian Simpson – de son vrai nom – est originaire du Texas et tient à appuyer sur ce fait qui le distingue de pas mal de rappeurs. Pas question de parler de la nouvelle vie qu'il pourrait avoir sous les palmiers californiens ou des grosses soirées qu'on propose à BROCKHAMPTON à New York. Le type est dans une démarche de promotion des États qu'on tendrait à considérer comme mineurs dans le rap. Alabama, Mississipi, Texas, tous ces coins sont mentionnés et mis en évidence jusqu'à reprendre le leitmotiv « I got Georgia on my mind » dans le superbe « Georgia ». Et si les retours vers les provinces de notre enfance ne se font jamais sans une certaine brise de mélancolie, ils révèlent une certaine sérénité que les récits de voyage n'ont pas. L'étrangeté des soirées européennes dont il parle dans « Corpus Christi » est celle qui le fait regretter de ne pas avoir assez pris soin de sa famille, de son passé, et lui fait précipiter le temps de la confrontation à la complexité de son identité.
Il est dès lors bien évident que la question de son homosexualité parsème tout le disque. Des thèmes liés aux stigmatisations qu'il a subies, à celles dont sa famille a soufferts et dont il s'accuse douloureusement, se mêlent à la simplicité de certaines histoires de cœur et des réticences sur le mal qu'il a pu faire à certains de ses mecs en voulant exposer ses relations. Mais quel autre choix pour un rappeur américain qui refuse l'étiquette et l'esthétique du queer rap ? La publicité de sa vie amoureuse lui apparaît sous l'affreux aspect du remord, mais au moment d'American Boyfriend, il aurait été difficile de passer cela sous silence alors qu'il jouait une partie de son projet textuel dans le fait d'assumer de pouvoir parler de ses histoires de cœur et de cul comme le ferait n'importe quel autre rappeur. Kevin Abstract laisse ici apparaître une douleur qu'on devinait mais qui teinte l'écoute d'une profonde tristesse, comme on le sent assez bien par exemple dans « Mississipi » ou dans le texte du très sincère « American Problem », qui synthétise assez bien toutes ces questions.
Mais ARIZONA BABY n'est pas que la matière dans laquelle il sculpte la postérité de ses regrets, c'est également une petite bombe de syncrétisme esthétique et d'inventivité. Moins ostentatoirement alternatif qu'iridescence, le LP opère pourtant un travail monumental sur ce qu'on est en droit d'attendre d'un mélange rap-R'n'B aujourd'hui. Le morceau qui introduit le disque, « Big Wheels » est programmatique dans sa façon de montrer que toutes les influences auront une place à elles dans ce disque : la trap alternative se mute en production de soul-r'n'b, pour finir sur une tonalité jazz que personne n'avait vu venir. De même, l'ambiance big band d'université de « Joy Ride » trouve dans le vocoder et les arpèges joués à la guitare une stabilité pour devenir une véritable prod de hip-hop. En réalité, cette synthèse n'est possible que grâce à la grande qualité de composition mélodique de Kevin Abstract et de ses deux compères qui l'aident pour produire l'album, Rommil Hemnani et Jack Antonoff.
Si vous aviez peur pour la suite de BROCKHAMPTON, vous pouvez être tranquille : Kevin Abstract vient de nous prouver qu'il avait des choses à dire pour au moins une décennie, et s'il dirige le groupe avec moins de la moitié de l'énergie et de la créativité qu'il a mis dans ARIZONA BABY, on n'a aucun souci à se faire.