Anima
Thom Yorke
Cher Thom,
Je vais entamer cette correspondance en vous remerciant pour ce que vous nous avez apporté à nous qui sommes nés au croisement des générations X et Y, trop tard pour surfer sur la vague post-soixante-huitarde, trop tôt pour s’adapter complètement au tout-intuitif. Une classe d’âge un tantinet schizophrène donc, mais qui s’inventa néanmoins une culture propre et commune à l'écoute de ses héros Nirvana, Pixies, Oasis, Red Hot Chili Peppers et bien sûr Radiohead. Nombreux sont mes congénères dont les premiers émois musicaux ont un arrière-goût de « Creep » et dont l’adolescence ne peut être évoquée autrement qu'à travers le prisme OK Computer. Plus tard, ceux-ci se diront même que « l’électronique c’est finalement pas si mal » en se nourrissant du diptyque Kid A / Amnesiac. En clair, cher Thom, les oreilles de cette génération, la mienne, ont vieilli avec vous et se sont épanouies grâce à vous.
En 2006, vous aviez passé haut la main le cap de l’album solo avec The Eraser, émancipé certes, mais jamais loin de l’esprit du groupe. L’électronique continuait alors à se faire une place aux côtés des traditionnels atours rock de votre art. Plus nuancé (ce qui m’apparaît totalement injuste) fut l’accueil réservé à Tomorrow’s Modern Boxes, et ce jusque dans nos colonnes qui regrettaient, je cite, le côté glauque et cru de votre démarche, cette fois 100% électronique. L’an dernier, vous impressionniez unanimement avec la bande originale du remake du classique du cinéma d’horreur Suspiria et réussissiez l’exploit de sauver le film du naufrage complet. Il n’y a qu’à écouter les merveilles « Suspirium » et « Has Ended » ou votre batterie de pastilles expérimentales à la cinégénie hors du commun pour s’en rendre compte. J’en arrive maintenant à votre actualité : Anima, album arrivé sans crier gare au cœur de cet été caniculaire, le plus chaud dit-on depuis que les relevés météorologiques existent. Hasard ou coïncidence ? En ce qui me concerne ce n’est pas un hasard, je pense même que la sortie d’Anima a fait grimper le thermomètre plus encore que le soleil.
Trois écoutes attentives et passionnées de votre nouvel opus ont suffi à m’inspirer cette lettre. Si je suis revenu si longuement sur votre parcours, c’est que j’ai retrouvé dans Anima un peu de Suspiria (votre côté « poseur d’ambiance » avec vos nappes de synthétiseurs, machineries drone, cordes...), une once de Tomorrow’s... et son côté impénétrable, et surtout beaucoup de The Eraser dont j’ai cru reconnaître l'instrumentarium à la croisée du rock et du cybernétique. Et pourtant vous ne vous offrez jamais à la redite, mais brillez plutôt dans l’amalgame. Vous me direz si je me trompe, mais je crois même deviner l’influence des trublions allemands de Modeselektor avec lesquels vous avez collaboré si souvent ces dernières années. Votre musique, par leur entremise, est devenue plus cadencée, saccadée et même rythmée comme le prouve l’inaugural « Traffic ». Les nappes qui font la spécificité et la beauté de votre son demeurent, mais vous parvenez à les intensifier par d’étonnantes oscillations (« The Axe »), de jouissives lignes de basses (« Impossible Knots ») ou en les habillant de chœurs (« I Am a very rude person »).
Pour poursuivre dans les compliments, cher Thom, sachez que j’ai été très impressionné par la qualité et surtout la variété de votre timbre. Votre voix semble être au centre de cet Anima à l’instar de votre diction proche du parlé dans l’enchanteur « Dawn Chorus ». Parfois passée aux filtres de la robotique en second plan, votre voix est le plus souvent limpide, mûre, profondément humaine lorsque pointent vos feulements et gémissements. Vous n’ignorez d'ailleurs sûrement pas qu’« Anima » signifie étymologiquement « le souffle ».
J’ai maintenant envie de m’arrêter un instant sur quelques moments de grâce. « Twist » par exemple m’a évoqué dans sa première partie l’inoubliable « Skip Divided » de The Eraser (et son remix par... Modeselektor dans sa rafale de « twist ») avant une coupure nette qui m’a renvoyé aux sphères plus épurées de certains de vos travaux récents avec Radiohead. Vous avez par ailleurs choisi ce même type de découpage avec « Not the news » qui se développe d’abord autour d’un thème qui aurait très bien pu accompagner les premières parties de l’ « antique » jeu vidéo Pong avant de dérouler un sublime tapis de cordes. Enfin, « Dawn Chorus », outre votre prouesse vocale précitée, est un pic d’émotion et de chaleur que seuls vous et votre groupe êtes capables d’atteindre.
Vous réussissez dans cet Anima à approcher l’équilibre parfait entre l’expérimentation et l’harmonie la plus naturelle et vitale. Cette musique est envoutante. Vous aurez compris que nous ferons encore un bout de route ensemble vous et moi et que nous ne serons sans doute pas seuls.
Au plaisir de vous lire et surtout de vous écouter,
Bien à vous,
Nicolas
Post-scriptum : pourriez-vous, cher Thom, féliciter pour moi votre graphiste fétiche Stanley Donwood, qui a encore une fois réalisé un travail aussi remarquable que le vôtre.