Anadolu Ejderi
Gaye Su Akyol
S’il ne fallait retenir qu’un·e artiste du rock anatolien moderne, ce serait elle. Depuis huit ans, Gaye Su Akyol s’est placée à la pointe du revival du style des années 70. Bien que, par chez nous, le style a surtout été incarné par des musiciens expatriés : depuis la Hollande avec Altin Gün, ou l’Allemagne avec Derya Yıldırım et son Grup Şimşek. Deux formations qui ont comme autre point commun d’intégrer de nombreuses reprises à leur répertoire. Akyol, elle, a choisi de s’éloigner de cette nostalgie exotico-touristique, pour parler de sa ville d’Istanbul dans ce qu’elle a de plus contemporain. Elle en livre une nouvelle interprétation dans ce quatrième album, le troisième publié en Europe par l’excellent label Glitterbeat. Et autant le dire de suite : c’est là son meilleur.
Comme toujours, la chanteuse sait bien s’entourer, avec le retour d’Ali Güçlü Şimşek, leader de Lalalar, aux arrangements (avec quelques participations du guitariste du même groupe, Barlos Özdemir). Et les deux artistes partagent cette volonté d’apporter du futurisme au style traditionnel de leur pays. Avec un alliage qui atteint ici un raffinement remarquable. Des arrangements à cordes posés sur des rythmiques irrégulières pour la tradition anatolienne, des guitares psyché voire surf pour le rock anatolien hérité d’Erkin Koray (pour ne citer que lui). Et tout le reste pour le futurisme : des boîtes à rythme finement ciselées, des inspirations flamenco dub, funk, et bien sûr rock, sur la base de ses amours de jeunesse, de Nirvana à Pink Floyd. Les limites entre passé et futur, entre Orient et Occident, sont brouillées.
Une formule comme toujours magnifiée par le personnage de Gaye Su Akyol. Wonder Woman à la voix grave, envoûtante, revendiquant avec une force de plus en plus grande sa liberté. C’est bien le mot clé de cet album : liberté. Plus que jamais, la chanteuse s’affirme de manière décomplexée. Dès l’ouverture, et avec des réussites comme « Sen Benim Mağaramsın », elle impose un esprit festif, directement dirigé contre la morosité imposée par le gouvernement de Recep Erdogan. Les idées musicales foisonnent (malgré un petit ventre mou en deuxième partie d’album), portés par des textes poétiques, juste assez cryptiques pour éviter l’opposition frontale (perdue d’avance) au régime.
En ce sens, ses titres d’albums sont évocateurs : après avoir critique un “empire hologramme”, et défendu le rêve face à un réel dur en affirmant que “la fantaisie persistante est la réalité”, la voilà qui en appelle au réveil du “dragon anatolien”, endormi par le coup d’état militaire de 1980. Un dragon multiculturel, ouvert au mondes et aux opprimé·e·s, qu’elle incarne à chaque instant. Sans ignorer une certaine tristesse (notamment dans le trip-hop « Bu Izdırabın Panzehiri »), elle en appelle surtout à une révolte.
Badass dans ses lignes de basse menaçantes, révoltée dans ses riffs furieux, rêveuse dans ses mélodies, Akyol s’avère surtout particulièrement vénéneuse dans des titres qui s’immiscent chaque seconde un peu plus dans nos esprits. Qu’il s’agisse de « Yaram Derin Derin Kanar » ou « Biz Ne Zaman Düşman Olduk » (“Quand sommes-nous devenus les ennemis ?”), elle distille le lent poison du rêve, et s'attaque aux fondements de l’obscurantisme.