American Intelligence
Theo Parrish
Que notre lectorat nous excuse si, côté chroniques, ce début d'année sent le sapin de Noël: c'est juste qu'une pile de gros disques sortis décembre attend encore nos plumes expertes. Bref, c'est une véritable course contre la montre qui a débuté, alors les sorties étiquetées 2015 commencent à s'empiler. Mais voilà, il nous faut faire de la place pour évoquer le retour aux affaires d'un prince de la Motor City. Car chaque nouvelle livraison de Theo Parrish est un événement. Car en une vingtaine d'années d'activité le natif de Détroit affiche un maigre total de cinq albums.
Premier constat: il faut souhaiter bon courage à ceux qui veulent s'enfiler le tout d'une traite - y'en a pour deux heures de titres longs taillés pour le 12'' – et vu le nombre de disques que la version vinyle doit comporter, on imagine déjà galères des DJ qui sont restés fidèles à ce format. Ainsi, si l'on souhaite parcourir ce nouveau projet et l'explorer dans ses moindres recoins, ce n'est pas d'une soirée dont vous aurez besoin mais d'un putain de RTT. Mais vu le coût excessif du disque c'est un luxe que peu d'amateurs de wax pourront se permettre. Ce qui les amènera plus que probablement sur ces sites de crapule qui proposeront le bazar au format mp3. Et quelque part, c'est presque tant mieux: il vaut mieux se mettre dans l'illégalité que de passer à côté de ce fantastique plaidoyer en faveur de la musique noire américaine.
Car avec American Intelligence, l'une des plus belles machines à tubes de Détroit continue de prouver, sur un format jamais aussi bien apprivoisé, à quel point elle poursuit avec succès sa quête du bon groove. Que ce soit lorsqu'il susurre des mots doux aux oreilles de ses boîtes à rythmes tel Carl Craig ("Drive", "Fallen Funk"), qu'il emprunte l'énergie funkadelic de Moodymann ("Be In Yo Self") ou qu'il convoque l'extrême spontanéité de Mr Fingers ("Thug Irony"), Theo Parrish construit une mosaïque impitoyable d'hypnotisme. Qu'il agisse dans la plus pure économie de moyens ou qu'il se fasse accompagner d'autres musiciens, il donne à American Intelligence un dynamisme et une couleur black, à la fois spontanée et extrêmement singulière dans la façon qu'elle a de s'illustrer. Et pourtant, ce n'est pas faute de ne laisser parler ici (à peu de choses près) que des machines, des rythmes pré-séquencés, ou quelques synthétiseurs et sampleurs fous. Il demeure que c'est toujours ce petit grain d'humanité qui triomphe et rend cette bouillie irrésistiblement cohérente.
En fait, on en vient à la conclusion tout à fait sérieuse que Theo Parrish a ici donné naissance à l'un des tout meilleurs albums de jazz de cette nouvelle décennie. Ce qui s'affiche pendant deux heures ici, c'est un jazz mutant et moderne, complexe au premier abord mais outrageusement viscéral dans ses secondes lectures. Dans sa façon de mettre la spontanéité au service des montées de fièvre et de ne jamais sacrifier ce que sa musique a de primaire, les machines de Theo Parrish ont accouché de grands standards de la musique noire. Un disque aussi long en bouche qu'indispensable sur tes étagères Expedit.