All Melody
Nils Frahm
Est-ce que le débat qui cherche à décider si Nils Frahm fait de la musique classique ou de la pop ne serait pas périmé avant même d'être entamé ? Est-ce qu'on se sentira vraiment mieux quand on saura si l'art élitiste vaut mieux que l'art populaire, et surtout qui a droit à quoi ? Des questions d'autant plus stériles qu'elles écartent l'attention du réel centre d'intérêt. Parce qu'on est prêt à parier qu'avant d'avoir résolu le problème, on aura trouvé l'âge du capitaine une bonne cinquantaine de fois.
Pour remettre un peu d'ordre là-dedans, il est bon de revenir sur les faits. En 2011 sort Felt, premier album de Nils Frahm qui emprunte autant à l'electronica / ambient qu'à la musique classique. Du coup, la presse se met en PLS et fait du compositeur allemand le fer de lance du "néo classique", voire du "classique contemporain". A partir de là, ça s'empoigne, et Nils Frahm se retrouve à jouer un peu partout, autant à sa place à la Philarmonie de Paris qu'au festival de Dour.
Le sociologue Theodor Adorno posait la question de savoir "comment écrire un poème après l'Holocauste ?". Nils Frahm lui, se demande comment écrire un morceau calme et classique dans un monde où tout fout le camp. La réflexion ne repose donc pas sur le style mais plutôt sur ce qui entoure sa création. Et dans ce cas-ci, Olafur Arnalds prend la parole pour ajouter qu'il n'est absolument "pas fan du terme néo-classique mais il y a définitivement quelque chose de bien qui se passe pour le moment. Cette musique est un miroir de notre société, les gens recherchent quelque chose de plus contemplatif." A ce niveau-là, il marque un point car dans la furieuse fuite vers l'avant qui régit la société actuelle, il est parfois bon de faire une pause, de prendre le temps. Et prendre le temps, ça veut aussi dire se poser le cul devant un documentaire ou un film et ne rien faire d'autre que de se faire entraîner dans les abysses par la voix de David Attenborough. Insidieusement, c'est aussi par là que s'est décomplexée cette musique d'inspiration classique car pour Nils Frahm comme pour une bonne partie du catalogue Erased Tapes, leur musique a infiltré le monde télévisuel et nos foyers par le biais des bandes originales. Dans notre point de vue, cette familiarisation est une bonne chose, un décloisonnement utile pour l'appropriation de musiques qu'on voudrait croire confinées à des sphères élitistes - on en avait déjà parlé à l'époque du Sorrow de Colin Stetson.
All Melody donc. Nils Frahm a jusque maintenant construit chacun de ses albums autour d'un concept qui l'aidait à faire évoluer ses morceaux. Felt a été composé avec des draps sur les cordes de son piano pour ne pas déranger ses voisins. Screws a été joué avec 9 doigts (le dixième était cassé). Spaces était un patchwork d'anciens et nouveaux enregistrements modifiés pour créer quelque chose d'original et Solo est le premier album enregistré sur un piano de 3,70 mètres créé par David Klavins, la taille aillant pour but d'augmenter la capacité de résonance. Plus qu'un concept en lui-même, All Melody doit d'abord être vu comme l'aboutissement d'un travail de 2 ans. Deux longues années à retaper une pièce dans un bâtiment du Berlin-Est des années 50 pour en faire son laboratoire. Le résultat, tout en étant différent de ses prédécesseurs, est probant. Premièrement, l'arsenal classique - piano, synthé, orgue - a été enrichi de cordes, de trompette, de gongs et de marimba pour aller chercher d'autres sonorités. Deuxièmement, le bâtiment et son architecture ont eux aussi été éprouvés pour cet album: les sons étaient diffusés dans des pièces où ils ricochaient sur les murs pour ensuite être ré-enregistrés. Et pour finir, la chorale London Shards vient compléter cette palette de nouveautés et ajouter une touche humaine à un univers exclusivement instrumental.
Mais à aucun moment All Melody ne croule sous le poids de ses ambitions. Evidemment, le disque n'est pas des plus variés: le tempo est lent, l'ambiance contemplative et la mélancolie quasi omniprésente. Ce qui n'empêche pas Nils Frahm d'exploiter le potentiel des moyens à sa disposition et d'offrir un son plus "orchestré" qu'à son habitude. En utilisant les collaborations non pas pour jouer les partitions qu'il a écrit mais plutôt pour ré-exprimer les idées qu'il a en tête, Nils donne une nouvelle dimension à sa musique. On met au placard l'image du Nils Frahm "simple pianiste" pour le retrouver au-devant d'une création plus complexe et surtout plus riche. L'exemple le plus parlant étant sans aucun doute "Human Range" et ses 7 minutes d'improvisation à la trompette par Robert Koch. Un travail de recherche et de confiance qui se prolonge dans la table de mixage, construite aussi pour l'occasion et qui devient un instrument à part entière. On comprend alors que ce qui dirige cet album n'est pas un moteur externe mais, comme l'évoque très simplement son titre, l'étude de la musique.
En prenant en considération l'âge du piano en tant qu'instrument, il est hallucinant de voir qu'il existe encore des visionnaires de la trempe de Nils Frahm pour pousser son utilisation dans de nouveaux retranchements. Au fil de cet album magistral et monumental, les mélodies apparaissent et disparaissent à chaque mesure, évoluent continuellement et subtilement, sans laisser le temps à l'ennui ou à la distraction de s'installer. All Melody est définitivement un album phare dans l'évolution de Nils Frahm et une nouvelle porte d'entrée sur une musique bien plus actuelle qu'elle n'y paraît.