AL-'AN
Oiseaux-Tempête
En trois albums, le groupe français Oiseaux-Tempête s’est forgé une identité propre, qui vient remplir encore un peu plus la catégorie pourtant déjà bien encombrée des « inclassables ». Ironique pour un groupe qui semble placer la question des identités au cœur de sa démarche, entamée en 2012 avec un premier album qui inaugurait une idylle avec le très pointu label belge Sub Rosa.
Sur le papier, Oiseaux-Tempête présente tous les ingrédients d’une soupe intello pompeuse et indigeste. Multi-instrumentistes surdoués, aussi à l’aise avec une guitare qu’avec un sax, les deux têtes pensantes du groupe auraient pu jouer la carte de la démonstration et laisser leurs talents bruts s’exprimer sur des disques aériens, d’une technicité irréprochable, mais d’un intérêt tout discutable. En décidant au contraire d’ancrer chacun de ses disques dans un lieu à l’actualité brûlante, Oiseaux-Tempête prend le pari de quitter dangereusement sa zone de confort et de se remettre constamment en question au contact d’une réalité qui, malgré des quotidiens hyper-connectés, nous échappe lamentablement.
C’est ainsi que le premier album éponyme s’était construit au cœur d’une Grèce humiliée, en pleine décomposition financière et sociale. UTOPIYA ?, son successeur sorti en 2015, s’imprégnait pour sa part des effluves sonores d’une Turquie qui prenait lentement conscience de l’inévitable dérive autoritaire qui l’attendait. En 2017, Oiseaux-Tempête poursuit toujours un peu plus loin vers l’Orient sa quête d’inspiration et revient avec un disque enregistré cette fois au Liban.
Intitulé AL-‘AN, qui signifie tout simplement « maintenant », l’album surprend une fois de plus par l’immédiateté de son propos. On se balade sur ce disque comme on feuillèterait un journal. Chaque morceau est l’occasion de nouvelles rencontres, entrecoupées de prises de son de terrain, à la manière d’un reportage radiophonique. Aux sessions enregistrées à Beyrouth avec des musiciens locaux répondent des collaborations captées en France avec Mondkopf (qui accompagnera le groupe sur scène), Tamer Abu Ghazaleh ou G.W. Sok des increvables bataves de The Ex. Il en résulte un ambitieux périple musical qui se savoure comme une compilation de témoignages musicaux de l’instant présent.
Le risque d’une entreprise telle que celle de Oiseaux-Tempête, c’est évidemment de se vautrer dans une condescendance ethnocentriste bien malvenue, en mâtinant ses certitudes préétablies d’une couche d’exotisme tiers-mondiste pour revendiquer au mieux une forme d’ouverture au monde, au pire le droit à l’étiquette de l’originalité. On se souvient ainsi de la gêne ressentie à découvrir PJ Harvey se mettre en scène dans une vidéo censée évoquer les souffrances du Kosovo, mais qui avait tout d’un selfie maladroit ramené de ses vacances chez les pauvres.
Tout le génie de Oiseaux-Tempête sur AL-‘AN consiste au contraire à jouer la carte de l’humilité. Il n’est ici nullement question de maquiller leurs propres compositions de quelques touches orientalisantes pour se donner bonne conscience, mais bien d’initier un processus créatif qui doit beaucoup aux improvisations qu’on imagine volontiers jouissives au contact de musiciens locaux. Tout en assurant à l’ensemble une cohésion impressionnante : qu’on soit dans le registre de l’electro minimaliste ou dans celui des digressions jazzy, l’album ne s’éloigne jamais de sa trame. Sur chaque ligne mélodique, on comprend que Oiseaux-Tempête n’a pas posé ses valises au Liban dans l’idée d’imposer son point de vue, mais bien dans l’optique d’en revenir grandis. Et c’est là toute la réussite de ce disque : en partageant de manière assez brute ses pérégrinations, le groupe parvient à faire grandir l’auditeur à son tour. Car au bonheur d’écouter une musique déjà fort plaisante, s’ajoute celui de s’enrichir l’esprit à ce qui ressemble quand même très fort au meilleur documentaire actuel sur l'état du monde. Pas étonnant qu’ils soient signés sur Sub Rosa.