Akoma
Jlin
En 2014, Dj Rashad meurt, et Jlin est en train de préparer son premier album, Dark Energy. Ce qui restera peut-être un jour comme le début du post-footwork est également l’aube d’une trajectoire unique. Celle d’une artiste qui émerge dans le milieu électronique à presque trente ans, après avoir travaillé toute sa vie dans l’industrie de la métallurgie dans la banlieue sud de Chicago, et qui vient aujourd’hui de boucler un disque par un featuring avec Philip Glass. Akoma est l’apogée d’une minutieuse évolution, un album absolument unique, une véritable machine-kaléidoscope aussi sèche qu’émotive, qui prend les samples et en fait des diamants.
Car sec, le footwork peut l’être, surtout pour nous autres auditeurs·rices de l’autre côté de l’Atlantique. Genre made in Chicago s’il en est, il nous est parvenu par la bourrasque post-house de la fin des années 2000, notamment à travers les clubs. Mais là-bas, comme son nom l’indique assez bien, le footwork est une danse, un des nombreux miracles culturels de la dystopie urbaine états-unienne, et fonctionne bien plus comme un marqueur communautaire que comme un genre qu’on retrouve une fois semaine. Est-ce que Jlin écoute de la musique de club par ailleurs ?
« Je n’en ai jamais écoutée, répond-elle à Mixmag. Et je n’ai jamais vu le footwork comme une musique de club ceci dit. Pour moi, le footwork est quelque chose de communautaire (tribal). On y ressent de la spiritualité, contrairement à ce qu’on en pense d’habitude. […] Je regarde leurs pieds, j’y vois la même chose que pour un percussionniste Barundi, ou un·e danseur·euse du ballet de Johannesburg. » Akoma n’appelle d’ailleurs pas à la fête, mais à l’introspection. « Grannie’s Cherry Pie » est un exercice formel de synesthésie aussi bien qu’une photo retrouvée en faisant du rangement. Et si des titres comme « Summon » jouent un rôle plus culturel et programmatique de ce fameux aspect tribal du footwork, Jlin ne disparaît jamais totalement de ses productions.
Dans un même élan, elle fait vivre le présent de sa complexité personnelle et le long travail mélancolique du rapport à son passé et sa communauté. Une solitude minutieuse de laquelle émergent les fameux featurings qu’on retrouve sur Akoma, et qui pourrait presque virer au comique. Moi aussi, avant de fouiller, j’ai cru que Björk était créditée pour un travail sur la prod : mais non, elle a envoyé des samples vocaux que la machine créatrice a interpénétrés à des pistes sous lesquelles ils ont complètement disparu. Ingérés, digérés, les apports extérieurs sont pris dans le tourbillon organique de cette grande usine dans laquelle Jlin opère seule, pour mieux saisir l’essence de ce qui est vécu. À l’image de Philip Glass, qui n’aura eu qu’à sampler sa routine pianistique de cinq heures du matin. Mais loin de la froideur apparente du sampling, lui et Jlin se sont bien rencontrés en personne, pour apprécier ensemble le travail fini.
C’est ça, la grandeur de ce disque : proposer un canevas complexe, fait d’une maîtrise clinique des rythmes – acquise jusqu’à l’EP de l’an passé, Perspective – sous lesquels on est submergé, pris au piège, impuissant, jusqu’au moment où ce côtoiement se transforme en familiarité. La présence du Kronos Quartet sur « Sodalite » est le marqueur de cette proximité que Jlin entretient avec l’exigence formelle de la création musicale contemporaine, et qui rend plus précise et plus intense encore la transmission très émotive qu’on peut capter sur les ondes d’Akoma. Que fera le public et la mémoire collective, on n’en sait rien, mais il y a matière à un grand, très grand disque.