A Willed and Conscious Balance

Tomin

International Anthem – 2024
par Émile, le 22 novembre 2024
7

La nouvelle signature d’International Anthem arrive tout droit de Brooklyn et se nomme Tomin Perea-Chamblee. On aurait pu vous parler de la spécialité du garçon, mais heureusement pour lui – et pour nous – c’est impossible. Flûtiste, clarinettiste, tromboniste, tubiste, on le retrouve également sur quelques percussions et aux machines sur un Casio MT-70. Mais ce qui aurait pu être le premier disque triomphant d’un nouveau héros du jazz états-unien s'appréhende en réalité dans le rapport du multi-instrumentiste au collectif. Point de rencontre d’un flamboyant réseau rhizomique, porte d’entrée vers un lieu de reconnaissance absolue avec ses pairs, pont entre le passé et le futur, A Willed and Conscious Balance est un disque de jazz d’une fraîcheur incomparable dans le paysage de 2024.

Et il faut dire que son réseau n’y est pas pour rien. Si c’est la structure qui importe, ça ne fait jamais de mal d’avoir dans son équipe : Luke Stewart et Tcheser Holmes (basse et batterie) qui sont la fondation d’Irreversible Entanglements, ou Teiana Davis aux claviers, qui jouait précédemment avec Angel Bat Dawid et jaimie branch. Mais Tomin, c’est également ses deux meilleur·es ami·es, le trompettiste Linton Smith II et la violoncelliste Clérida Eltimé. Ou comment ne pas avoir de problème d’expérience ou d’inspiration dans un groupe.

Pourtant, quiconque a déjà travaillé avec plusieurs personnes talentueuses sait pertinemment à quel point la coordination est un métier. Producteur du disque, Tomin Perea-Chamblee a comme rarement su tisser avec douceur les liens qui unissent les humains lorsqu’ils créent en communauté. Il est d’ailleurs, comme un symbole, seul sur les interludes Au-delà d’être un mécanisme invisibilisé par la production, la cohésion entre les musicien·es du disque est la saveur principale de son esthétique. Bien aidée par le mixage de Dave Vettraino, elle s’exprime à tous les niveaux. Dans le solo de Clérida Eltimé pour « Life », toujours devant, mais exclusivement dans le soutien, dans sa performance similaire mais plus envoûtante encore pour le morceaux d’ouverture, « Untitled Dirge », dans la cerise sur le gâteau qu’est la partie trompette de « Man of Words », etc. A Willed and Conscious Balance est un souffle unique porté par des individus qui s’oublient dans le collectif, créant par là une musique profonde en terme de sonorités, mais aussi très spécifiquement atmosphérique.

Comme un jazz d’aplat, l’ensemble tissé par Tomin trouve dans d’assez courts interstices des éclats d’éternité. Il se donne son propre rythme, ne se laissant presser par aucune batterie, et s’écoute plutôt comme un flux. C’est notamment le cas sur « Love », où on comprend bien que les percussions ne peuvent s’utiliser que dans une certaine indistinction. Perea-Chamblee joue d’ailleurs souvent ce rôle de moteur de confusion, en jouant avec des synthèses d’oscillation pour effacer la distance qui sépare le violoncelle de la trompette ou de la basse par exemple.

Et si tout cela semble bien contemporain, le disque est en réalité bourré d’hommages à d’autres jazzmen et jazzwomen. On retrouve ainsi deux titres qui ne sont pas composés par Tomin : « Man of Words » est un cover d’un morceau de Booker Little, trompettiste de Memphis décédé en 1961 et qui jouait notamment dans le quintet de Max Roach ; « Humility in the Light of the Creator » est pour sa part un titre écrit par le saxophoniste Kalaparusha Maurice McIntyre pour son premier album en 1969, comme un hommage à la ville de Chicago. Plus généralement, on ressent de manière plus implicite ce qui était absolument explicite dans le disque précédent de Tomin, Flores para Verene / Cantos para Caramina, à savoir l’amour infini qu’il porte à Charles Mingus. Sur ce qui ressemble fortement à une mixtape, Tomin explorait des thèmes qui se retrouvent sur A Willled and Conscious Balance, mais aussi tout un tas de sonorités qui ne semblent être que des évolutions plus ou moins mutantes de « Goodbye Pork Pie Hat », qu’on entendait pour la première fois en 1959 sur Mingus Ah Um.

Amour du jazz moderne, vision futuriste de la musique de Chicago, A Willed and Conscious Balance est, sans être le disque de l’année, un immanquable pour qui voudrait se donner un peu d’air frais en matière de jazz en 2024.