A Hand Through the Cellar Door
Luke Temple
Dans la catégorie "best kept secret", on vous présentait ici-même il y a 11 ans déjà le travail, alors naissant et extrêmement prometteur, de Luke Temple, devenu entre temps leader des non moins fameux Here We Go Magic. En 4 albums solo et 5 LP avec le groupe sus-nommé, Luke Temple a nourri l'existence de son auditoire d'envolées d'une richesse inestimable, réussissant le pari d'exprimer ses états d'âmes avec un sens de l'intimité sans égal, tout en s'imposant une exigence créative en perpétuel mouvement. Cet artiste agit à contre-courant de la tendance actuelle qui veut que ce soit dans les vieux pots qu'on fait la meilleure soupe, parfaite excuse pour certains (que la lâcheté m'empêche de citer) pour se vautrer dans l'immobilisme le plus total, au point de flirter parfois dangereusement avec la nécrose du cul. À l'opposé, dans sa logique de fuite de la facilité, la multiplicité des registres employés par Temple pourrait rivaliser avec celle d'un Zappa: folk, synth pop, krautrock, dream pop, country, math rock, power funk et même Klezmer... avec comme dénominateur commun à chacun de ses morceaux une sensibilité extrême dans les arrangements qui confère souvent à la virtuosité.
Dans le meilleur des mondes, on pourrait imaginer au regard de ce constat la carrière de Luke Temple récompensée par une belle collection de disques de diamants. Seulement, Cyril Hanouna ne s'étant toujours pas fait violer par un ours en direct à la télévision, il va sans dire que le meilleur des mondes n'existe pas encore. Nous allons donc vous épargner la peine de chercher son patronyme dans la liste des Grammy récemment dévoilée : l'absence de reconnaissance par le grand public de la qualité de son œuvre relève simplement du scandale. Une de ses dernières tournées européennes a dû être annulée faute de financements et la prestation d'Here We Go Magic à Glastonbury en 2010 a eu lieu devant un auditoire de... 2 personnes. Alors certes, un auditoire très enthousiaste qui se sera avéré être composé de Thom Yorke et Nigel Godrich, mais ça n'enlève rien au sentiment d'injustice ressenti par quiconque se sera penché un tant soit peu sur la discographie du New-Yorkais.
Quid donc d'A Hand Through the Cellar Door, sa deuxième sortie en solo pour Secretly Canadian ? En véritable spécialiste du contre-pied, on découvre ici avec surprise un Luke Temple radicalement plus formel que de coutume. Ceci n'est rien d'autre qu'un disque de folk. C'est d'autant plus curieux que jamais son chant n'avait semblé aussi référencé que lorsqu'il est, comme là, réduit à son plus simple appareil. Tandis que son falsetto évoque Paul Simon, on ne peut s'empêcher de penser aussi par moments à Nick Drake, en version lexomil-free. En terme de performance vocale pure, il ne fait aucun doute que Luke Temple se ferait rapidement refouler par ces tocards de The Voice.
Mais la force de cet artiste réside ailleurs, notamment dans sa capacité quasi-scientifique à insuffler avec intelligence de l'émotion dans ses intonations, à souffler la lenteur extrême comme la frénésie, oscillant entre le minimalisme de ses ballades épurées et la complexité de certaines partitions plus élaborées. Cette impression d'être au contact d'un disque d'ingénierie en pop provient aussi de la virtuosité de ses arpèges, d'une délicatesse et d'un raffinement sans nom, particulièrement sur les deux premiers morceaux. Il se dégage de l'écoute de cet album l'impression d'être confronté directement à une source intarissable de créativité et on finit par se dire, comme toujours avec cet artiste, que chaque morceau contient une quantité innombrable de bonnes idées.
Alors certes, les aficionados de l'Américain risquent d'être frustrés de ne pas retrouver ici les patchworks auxquels il nous avait habitués. À ce stade de sa carrière, foisonnante et protéiforme, on se demande même si ce n'est pas en ne prenant aucun risque, comme il l'a fait ici en se cantonnant au cahier des charges du folk, qu'il prendrait finalement le plus de risques. Luke Temple s'en sort pourtant comme toujours avec une facilité déconcertante, confortant ainsi aux yeux d'une frange extrêmement infime de la population son statut ingrat d'ultime trésor caché.