93696

Liturgy

Thrill Jockey – 2023
par Albin, le 28 mars 2023
8

Haters gonna hate.

La frontière entre persévérance et obstination est parfois très perméable. C’est pourtant dans cette seconde catégorie que boxe Liturgy depuis The Ark Work en 2015, album qui marque le basculement du groupe black metal new yorkais dans une esthétique que l’on peine à nommer avec précision, mais qui a le mérite d’alimenter le débat. En cause : un univers musical où les éléments constitutifs du black metal (riffs ultra rapides, blast beats, hurlements et son criard) s’emplafonnent dans des arrangements délirants qui puisent dans l’electro-glitch, l’opéra-rock et la musique classique. C’est ce que Hunter Hunt-Hendrix, devenue entretemps Ravenna Hunt-Hendrix, appelle le « black metal transcendantal » à coups de références wagnériennes pour le moins discutables.

Sur 93696, Liturgy reprend tous les ingrédients qui avaient tellement divisé sur les trois albums précédents et pousse le curseur encore plus loin dans l’irrévérence et l’excès. L’univers singulier du groupe s’y étale sur pas moins de… 82 minutes, certains morceaux affichant près de 15 minutes au compteur. Vous n’aviez pas trop accroché aux récentes saillies de Liturgy ? Épargnez-vous un supplice inutile : vous ne tiendrez pas plus de trois morceaux sur ce nouvel exercice.

Pour les autres, l’écoute du disque, certes éprouvante, vous emmènera sur les territoires connus mais peu accueillants qui font la signature sonore de Liturgy : des riffs entassés au chausse-pied dans des morceaux d’une densité déconcertante, des rythmes épileptiques sur lesquels s’égosille Hendrix, des compositions qui penchent désormais plus du côté du prog de Tool et King Crimson que du black metal, quitte à sonner parfois comme du Magma joué en accéléré. Et toujours ces interludes improbables où les chœurs viennent passer la pommade sur les plaies laissées par des plans de guitare assénés à coups de pelles sur la tronche.

Il serait néanmoins malhonnête de réduire 93696 à une simple surenchère de ce que Liturgy propose depuis 4 albums. Ravenna Hunt-Hendrix pousse en effet son jeu de guitare stroboscopique à la limite de la rupture, avec un sens de la mélodie parfaitement maîtrisé. Mais elle parvient aussi désormais à y intégrer des riffs plus variés et subtils, quitte à puiser dans des registres peu explorés jusqu’à présent : on retrouve ainsi un succulent dialogue avec la basse sur « Haelegen II », des éléments djent sur « Caelia », voire même du gros riff doom frontal sur « 93696 ». C’est d’ailleurs cette plage titulaire, vicieusement placée en 13e position sur la tracklist, qui sort clairement du lot en combinant une écriture raffinée à la Swans avec un jeu de guitare massif que n’aurait pas renié Helmet, signant certainement ce que Liturgy a fait de mieux ces 10 dernières années.

Au-delà des considérations esthétiques et du travail de fourmi pour accoucher d’un son désormais reconnaissable entre tous, demeure la question de l’adhésion du public à une musique intrinsèquement repoussante. La plus-value de Liturgy sur la scène rock et metal actuelle est indéniable. Mais combien sommes-nous à pouvoir nous infliger 82 minutes d’un tel déluge sans terminer chez un cardiologue ? Et combien seront capables de s’enfiler une deuxième écoute pour chercher les subtilités d’un disque qui en regorge à chaque recoin, mais qui épuise à force de déverser ses mélodies par bennes entières ? Finalement, écouter Liturgy en 2023, c’est un peu comme revoir Platoon d’Oliver Stone. On est forcé d’admirer une œuvre impeccablement écrite et exécutée. Mais on ne peut réprimer un ouf de soulagement quand s'arrête enfin le calvaire.