9
Damien Rice
Attendez-vous à tout. Le succès peut venir frapper à votre porte à tout moment, sans crier gare. Il suffit de presque rien : un discours réussi devant un parterre de sommités, une jolie missive à l'élue de son cœur, un poème. Pour Damien Rice, il aura même suffi d'une simple lettre : un O. La belle histoire d'O, son premier album sorti en 2003, c'est la reprise de l'un de ses meilleurs titres, "The Blower's Daughter", pour illustrer la première scène de l'excellent Closer, le film de Mike Nichols. Voir flotter la sublime Natalie Portman sur cette douce ritournelle, c'est un orgasme visuel et auditif assuré. Ainsi, d'œuvre quasi confidentielle, certes déjà adulée par un noyau de fans, O est brusquement devenu le disque de chevet de toute une génération, née après la mort de Nick Drake, déjà émoustillée par Tom McRae, en tout cas portée par les superbes chansons de cet Irlandais qui conjugue à merveille épure stylistique et génie mélodique.
La tournée de Damien Rice, en 2004, a témoigné du véritable engouement pour ce discret blondinet, qui s'est produit devant une armée de fans, briquet à la main, prêts à dégainer dès les premières notes de "Cannonball" ou "Delicate". Et il aura donc fallu trois années à Damien Rice pour accoucher d'un successeur à O. On comprend que, vu la ferveur autour de ses chansons, notre ami céréalier ait pris son temps, au risque de se paralyser face à l'enjeu. Alors, ce nouvel album, sobrement intitulé 9, est-il l'œuvre d'un Rice crispé ? Que nenni ! Si elle n'atteint évidemment pas les hauteurs de son prédécesseur, absolument parfait de tous les points de vue, cette jolie galette n'a pas à rougir de ses morceaux, bien au contraire.
Dans la droite lignée d'O, ce 9 repose essentiellement sur la voix de Damien Rice, support mélodique à elle seule. Rice qui, d'ailleurs, n'hésite jamais à se mettre en avant, nu comme un ver, avec certains titres chantés quasiment a cappella, hormis quelques arpèges de guitare sèche, comme sur "Elephant", petite merveille de progression orchestrale. De manière surprenante, c'est pourtant la voix de Lisa Hannigan, heureusement toujours présente, qui accueille l'auditeur sur "9 Crimes", le titre qui ouvre l'album. Une petite pépite de mélancolie qui assure une parfaite transition avec "Volcano", par exemple, sur le précédent album. Les deux voix, superbes, mêlées à quelques notes de piano et de violon, une histoire d'amour et de trahison, qui se demandent si tout ceci est bien "allright". Oui, ça l'est, totalement.
L'album, d'une majesté rarement entrevue depuis le premier album de Tom McRae, nécessite quelques écoutes patientes pour en capter tout le miel et toute la richesse des mélodies. Mais quel bonheur, vraiment, à l'écoute de ballades aussi sombres et déprimées, qu'on imagine (à tort ou à raison ?) largement autobiographiques, que "The Animals Were Gone" ("I know I've been a liar and I know I've been a fool / I hope we didn't break yet, but I'm glad we broke the rules"), "Dogs" ("She's like an angel and she burns my eyes") ou encore "Grey Room" ("I'm all alone again / Crawling back home again / Stuck by the phone again"), dont la beauté incandescente ne peut qu'émouvoir. Chair de poule assurée.
Et que dire d'"Accidental Babies", le climax de l'album, un titre tout simplement bouleversant de nudité musicale et de sentiments frustrés ("Well I know I make you cry / And I know sometimes you wanna die / But do you really feel alive without me?"). Une chanson qui lorgne ouvertement sur Jacques Brel, que Rice n'hésite pas à reprendre en concert. Alors oui, Damien Rice est vraiment un très très grand songwriter et son économie de moyens ne fait que renforcer la beauté de ses compositions, à l'extrême opposé d'un David Gray, par exemple, qui ne fait jamais qu'en rajouter dans les orchestrations, au risque de dégoûter l'auditeur. Ce n'est (presque) jamais le cas ici.
Presque, seulement, car Damien Rice, accompagné de son groupe, a tenté une petite incartade malheureuse dans la pop FM, "Rootless Tree", léger accident de parcours qui apparaît en décalage avec tout le reste de l'album. Mais on lui pardonne d'autant plus volontiers cette maladresse que sa volonté de ne pas accoucher d'une copie carbone d'O a donné naissance au très PJ-Harveyien "Me, My Yoke & I", lui aussi assez surprenant de la part de Rice, mais dans le bon sens du terme. Allez, pas besoin d'en dire plus, si vous avez aimé O, vous aimerez 9, forcément, et si vous ne connaissez pas Damien Rice, foncez sur cet album dépouillé en apparence mais tellement riche en mélodies et en textes si subtils. Attendez-vous à tout, et surtout à en ressortir bouleversé.