2 RUFF, Vol. 1

"Ce qui est important, c'est que les goûts finalement sont des dégoûts. Ça, j'ai mis beaucoup de temps à le trouver. C'est le dégoût du goût des autres. Pour faire parler les gens sur leurs goûts, il faut leur faire parler de ce qui les dégoûte."

Ces quelques phrases limpides de Pierre Bourdieu résument fort bien la révulsion que j'éprouvais lorsque que l'on me parlait de drum'n'bass ou de jungle. Au fond ce n'était pas la musique à plus de 160 BPM qui me débectait mais l'image véhiculée par celle-ci. Arrêtez de faire les vierges effarouchées, vous voyez très bien apparaître sous vos yeux soit un punk à chien dansant dans la boue avec délectation ou un jeune homme rempli de speed comme une piñata qui finira à la Croix Rouge pour cause de déshydratation. Et ça, c'était trop pour le jeune homme propret et cultivé que j'entendais incarner.

Bref, le connard que je suis aura eu besoin d'un bon recadrage et de pépites comme If You're Into It, I'm Out Of It de Christoph de Babalon ou Soul Music de Special Request pour saisir la puissance de ce genre plus britannique qu'un scone. Alors lorsque l'on m'a gentiment foutu sous le piff la dernière Boiler Room de Chase & Status, pas de haut-le-coeur. Au contraire, me voilà les deux genoux à terre devant cette heure de sauvagerie made in UK. On ne tremblera pas en vous disant qu'il s'agit certainement d'une des meilleures captations de l'institution londonienne fondée en 2010. Ainsi, la parution de 2 Ruff, Vol. 1 n'est qu'un prétexte pour vous parler de de cette fameuse Boiler Room qui cumule déjà plus de 4 millions de vues en un 1 mois et a pour apothéose "Baddadan", un titre sur lequel on croise l'increvable MC Flowdan et dont on peut déjà vous dire qu'il finira très haut dans notre top singles 2023. À titre de comparaison, la Boiler Room (parue à la même date) de ce gendre idéal de James Blake cumule péniblement 400.000 vues. « Les hommes mentent mais pas les chiffres, » comme dirait l'autre. 2 Ruff, Vol. 1 se paye même le luxe de se trouver au pied du podium dans les charts british après une semaine d'exploitation. Qui pourrait se prévaloir d'un tel classement pour une musique dite « underground » chez nous ?

Avec plus de 20 ans au compteur à envoyer des bombes sales (dont un mix impeccable aux accents plus old school pour la Fabric), la place qu'occupe aujourd'hui 2 Ruff, Vol 1 paraît amplement justifiée. La parution de la Boiler Room quelques semaines en amont a sans aucun doute participé à ce succès commercial indéniable. Il faut dire que l'énergie est totalement dévastatrice : quand la jungle roots copule avec une drum'n'bass véloce et bodybuildée, difficile de ne pas se faire rouler dessus. Quelques pisse-froid pourront trouver un étalage de vulgarité dans ces drops outranciers et ces sonorités grasses comme un pot de saindoux. En effet, Saul Milton (Chase) et Will Kennard (Status) n'ont jamais vraiment fait dans la dentelle et c'est exactement là tout le plaisir de ce grand défouloir de tout juste une heure. Les tubes et les drops ravageurs s'enchainent sans laisser une chance à la foule de reprendre son souffle dans une ambiance survoltée et un poil crasseuse.

Forcément, 2 Ruff, Vol 1 apparaît comme un sous-produit de la Boiler Room tant il semble impossible de retranscrire sur disque l'énergie qui parcourt ce mix. Le gros avantage, c'est que de nombreux titres faisaient déjà office de tubes avant même la parution de l'album. Il n'y a donc aucun narratif dans ce projet qui ressemble plutôt à une mixtape qui a pour seul et unique objectif d'aligner les missiles comme un défilé à Pyongyang.  Non mixés, ces 10 titres perdent évidemment une bonne part du charme insufflé par Saul Milton dans son set, mais l'essentiel ne réside pas là. L'essentiel c'est que vous connaissiez désormais le même frisson que nous sur le triple pull-up de "Baddadan", qui finit de transformer cette foule en un véritable volcan. Vous l'aurez compris en creux, ce petit 6/10 n'est au fond rien d'autre qu'un 11/10.