The Invisible City
BJ Nilsen
Dans la grande constellation des musiques électroniques risquées, un label joue encore et toujours les patrons : Touch où l'équipe anglaise qui incarne mieux que tout autre (à l'instar de Editions Mego) cette fascination pour la sculpture sonore et l'implication presque scientifique de la musique électronique. Si Mika Vainio, Biosphere ou Fennesz sont connus comme des porte-drapeaux dans des sphères sociales moins intime, BJ Nilsen incarne à lui seul toute l'arrière-garde du label, fidèle au poste bien que moins médiatisé que ses partenaires suscités. Pourtant il y a de quoi saluer le travail du géant suédois, et The Invisible City est la nouvelle preuve de cette patte précise et unique.
Autant le dire tout de suite, parcourir la cité invisible de BJ Nilsen est une épopée d'une intensité troublante : vous marcherez seul, vous ne croiserez dans ces ruelles que des souffles, des relectures fantomatiques du monde commun et des hypothèses baroques au limites de la matérialité. Si un mot devait qualifier ce voyage initiatique, ce serait bien « troublant ». Troublant tout d'abord car si notre électronicien oscille entre ambient contemporaine (comprenez par là des drones déshumanisés), allures légèrement noisy et articulations de field recording, rien ici ne provoque l'effet escompté, du moins jamais là où on l'attend. Et si les premières écoutes sont nécessaires pour réellement convaincre, petit à petit les pions se placent sur l'échiquier, se rappelant à l'esprit de l'auditeur comme des sentiments de déjà-vu. On reconnaîtra au fil des passages certains éboulis laissés là par des civilisations anciennes, des surtensions électriques continues et des panneaux signalétiques à ne surtout pas respecter. Succession d'images et de plans larges, The Invisble City est un exercice de zoom avant et arrière, comme un oeil qui cherche en permanence la bonne appréciation de son objet, du plus concentré au plus étendu.
Mais troublant également de par la poésie des matériaux. Car aux côtés des éternelles guitares électriques préparées et des synthétiseurs atones, BJ Nilsen fait muter des field recordings aussi nombreux que cocasses : oiseaux, arbres morts couchés les uns sur les autres, pas dans la neige, chaise grinçant sur le sol ou chat grimpant à la porte. Le but n'étant pas de transposer la ferme à la maison, ces sources sont avant tout la preuve, après dématérialisation, que La Cité Invisible sous-tend un microcosme tout ce qu'il y a de plus organique. Une forme de vie aurait donc existé, à quelque époque que ce soit, sur cette terre devenue peu fertile aujourd'hui. Peut-être que des commerces y prospéraient, que la douce monotonie du temps était entrecoupée de quelques « bonjour » ou « comment vont tes enfants? ». Peut-être oui, mais ce temps là est bel et bien révolu, tout au plus restent sur les murs des traces invisibles de ce qui fut autrefois, à l'état d'incertitudes sensorielles. Alors on jouit de contempler les tours, le verre brisé et les murs décrépis dans une sorte de parcours libre qui joue tant sur les aspects mentaux que matériels.
The Invisible City est une machine à vous évoquer des choses qui n'existent pas, que vous ne voyez peut-être pas : une inexplicable faille entre l'esprit et le corps où tout est possible, et rien à la fois. Je vous conseille ardemment ce disque car il est une merveille de musique contemporaine : autoritaire sans jamais forcer la main de son auditeur, paradoxalement codée et à la fois extrêmement libre. En somme, The Invisble City est une proposition de libertinage auditif orienté absolument essentielle. Il y a de la vie sur Mars, qu'on n'essaie plus de me faire croire le contraire.