Channel Orange
Frank Ocean
Frank Ocean, sauveur du R&B? On pourrait le penser, quand on sait combien le genre a mauvaise presse de ce côté-ci de l’Atlantique. Pour beaucoup trop de gens, le R&B, c’est « I Believe I Can Fly », des cagoles qui se prennent pour les divas qu’elles ne sont pas (et ne seront jamais) et des mecs avec des fringues trop grandes qui mettent des « baby » à la fin de leurs phrases comme le commun des mortels enfile un slibard propre de bon matin. Des critiques qui viennent évidemment de gens qui n’ont sûrement jamais écouté un disque entier de R. Kelly. Ni même entendu parler d’Eric Benet ou de D’angelo.
Mais voilà, grâce à The Weeknd et Frank Ocean, pourfendeurs d’une mouvance 2.0 qui écrase tout sur son passage, le R&B est devenu fréquentable et quelques mixtapes bien senties ont suffi à transformer cette ébauche de mouvement en un raz-de-marée universel qui ne fait que peu de malheureux. Sauf les vrais fans de R&B peut-être, ceux qui voient dans les deux têtes de gondoles susmentionnées des appâts à hipsters à grosses lunettes et gros sabots qui n’y connaissent fondamentalement rien au genre, ceux-là même qui avaient participé au succès démentiel du Take Care de Drake en 2011.
Et tandis que l’album de The Weeknd se fera encore un peu attendre, c’est Frank Ocean qui dégaine le premier avec Channel Orange, galette associée au crew Odd Future dont il émane mais avec lequel il ne partage absolument rien en termes d’esthétique et de message. De fait, hormis le revenant Earl Sweatshirt pour une apparition très remarquée sur « Super Rich Kids », aucun membre de la fine équipe n’apparaît ici. Pas non plus de guests en pagaille ailleurs sur Channel Orange en fait. Il y a bien John Mayer qui passe en coup de vent et André 3000 qui éclabousse comme à son habitude un titre de sa flamboyance et de son flow élastique, mais c’est tout.
Mais revenons-en à la question que l’on posait en ouverture de chronique. Frank Ocean peut-il sauver le R&B ? Il peut en tout cas lui rendre ses lettres de noblesse auprès d’une frange du public peu au fait des grands faits d’armes de la scène. Car si Nostalgia, Ultra, la tape gratuite qui avait fait exploser Frank Ocean, proposait un son résolument moderniste et en totale inadéquation avec les codes habituels du milieu, on sent sur Channel Orange que la Californien est allé à très bonne école, celle où l’on apprend autant à respecter les aînés qu’à les rendre dépassés à force de morceaux élégants et sensuels.
Riche, touffu et ambitieux, ce premier album peut finalement se résumer en un enchaînement de trois titres qui forment le cœur de Channel Orange, la délicate ballade pour junkie « Crack Rock » le gargantuesque « Pyramids » et ses dix minutes de groove en forme montagnes russes et enfin le très traditionnel (mais efficace) « Lost ». Un gros quart d’heure pour comprendre un disque impeccable qui affiche 56 minutes au compteur, s’écoute avec une facilité déconcertante malgré un impressionnant taux de bonnes idées à la minute et met une pression dingue sur tous les suceurs de roue à qui il viendrait l’idée un peu saugrenue de défier Frank Ocean sur son terrain de jeu. Et franchement, à part The Weeknd, on a bien du mal à voir qui pourra frapper un aussi grand coup dans les douze mois à venir. Ne parlez plus de hype, ce mec là appartient désormais à une autre galaxie...