Broka Billy
Grems
On a l'habitude de dire que le chasse aux artistes rares se révèle souvent infructueuse, mais on oublie trop fréquemment que celle aux projets originaux l'est tout autant. Alors lorsque Grems, rappeur intriguant pur sang, lâche un album sous le format d'un bouquin, il nous laisse plus que pantois. Entre le disque, le black book, l'album photo ou le receuil de lyrics, Broka Billy est un projet unique, pour un bonhomme qui l'est tout autant. Si vous ne connaissez pas le personnage, grand mal vous soit fait, mais on va toutefois tenter de vous le présenter en quelques lignes. Décrire Monsieur Supermicro, c'est un peu comme attaquer des mots croisés: on ne sait trop par où commencer. Mais troquons quand même les cases noires et blanches contre la loupe et le lasso pour partir à la découverte du mystérieux Grems.
Celui-ci est un animal rare, au cycle migratoire irrégulier, vivant dans de grandes villes telles que Paris, Montpellier, Bruxelles, New York ou actuellement Londres. On le distingue grâce à son crane chauve, sa barbe grossièrement élaguée, son polo Fred Perry et ses Nike aux pieds, Air Max de préférence. Besogneux et instable, il apparaît tantôt sous le plumage de graphiste, rappeur ou graffeur selon l'humeur. Né d'un croisement entre le rap, le broken beat et la house, le style musical de Supermicro est une espèce remarquable, que l'on soit se doit de minutieusement étudier. Passons donc le curieux Brokabilly au microscope.
A la première écoute, les instrus nous intriguent, c'est le moins qu'on puisse dire, mais c'est aussi la recette Grems depuis maintenant quelques années. Elles sont donc rarement en dessous de 120 BPM, avec des sources très diffèrentes, pour un aboutissement plutôt fou mais cohérent. Pour arriver à un tel résultat, Grems se fait aider par des vieux amis à la production, tels que NT4, DJ Troubl, ou Jon 9000 mais aussi des artistes dont les collaborations sont plus récentes, comme Son Of Kick, Der Dezente, le duo montpelliérain de NightDrugs ou le suédois Opolopo. Quant au microphone, Supermicro est toujours très efficace avec ses lyrics barrés, parfois délirants (« Bisou », « «Rencontre avec un ballon ») mais toujours dans un flow juste et singulier.
Ce savant mélange entre mélodies démentes et phrasé décalé nous donne un résultat proche du rap, sans en posséder la même éthique contraignante, c'est un registre plus libéré, que Grems nomme le Broka. Détachés de tous les codes du hip hop archaïques, Miki se ballade sur des univers tous différents les uns des autres, de la reprise du "A Milli" de Weezy sur « J'tumilie » à l'ode sanglante au chat du label Deephop, Usle, sur « Tuer le chat ». Ce morceau est d'ailleurs relevé de la présence des deux MC talenteux que sont NT4 (l'homme à la casquette multiple : rappeur, producteur, beatbox...) et Bunk (le Montpelliérain qui fait de plus en plus parler de lui avec son groupe Set&Match). De fait, niveau emceeing, Grems aime être épaulé par des rappeurs aussi habiles que lui. Citons par exemple les Anglais déjantés de Foreign Beggars ou le compère de Bunk, Spaaz. L'amalgame de sonorités étrangement imbriquées et de rap spé aux rimes trisyallabiques crée des nouvelles sensations, une dimension rare dans le rapgame actuel.
Si le côté disque du projet est réussi, le livre l'est tout autant. Chaque morceau est accompagné de ses paroles, d'un équivalent pictural, de ce que le personnage veut finalement transmettre, une sphère unique et personelle, la sienne. Illustration vectorielle, aerosol, photo, dessin, arrêt sur image, collage, bref tout y passe, et Michael nous montre tout au long du livre l'étendue de ses qualités ainsi que son abnégation à vouloir faire vivre cet esprit qu'il véhicule et qu'il chérit. Cet objet recueille des fragments de mots, d'images, de sons, de Grems, pour offrir une façon différente d'appréhender un artiste, au-delà de sa stricte production musicale, ce qui se révèle n'être finalement qu'une mince partie de lui-même.
Même s'il est à contre courant de la vague actuelle, ce livre surnage par son authenticité, où l'auteur fait transpirer ses sentiments, l'amour pour sa fille, son rapport avec la musique, sa vie aussi débridée soit elle. Chaque bout de l'oeuvre, à voir ou à écouter, s'embrique parfaitement jusqu'à former un entité véritable. Issu d'un genre unique, cette oeuvre concept fait preuve d'un sincérité rare et d'un talent qui l'est tout autant. Grems est aujourd'hui une espèce en voie de disparition qu'il faut à tout prix observer dans cette jungle d'artistes contrefaits, où le plaisir passe bien trop souvent après la rentabilité.