Thot
Fleuve, dernier album des belges de Thot, sortira le 20 octobre prochain chez Weyrd Son Records. Nous avons saisi l'occasion pour rencontrer Grégoire Fray, tête pensante d'un groupe qui, mine de rien, brouille les frontières entre rock indus et post-rock depuis déjà une bonne décennie. Mieux qu'une interro de géographie, on parle ici d'un groupe emmené par un Français, Bruxellois d'adoption, tombé amoureux de Prague et qui a confié le mixage de son disque à un Suédois. Au passage, on vous propose le streaming complet de l'album, en exclusivité francophone.
Après The City That Disappears, Fleuve semble de nouveau s’inscrire dans un espace bien défini. C’était un postulat de départ avant d’entamer l’écriture de ce nouvel album ?
Fleuve est profondément ancré dans une série de lieux que j’ai visités et qui m’ont marqué. La matière première de cet album, c’est le continent européen. Pas l’institution politique, mais bien l’espace géographique, les personnes qui le peuplent, son histoire, etc. Chaque chanson porte le nom d’un fleuve ou d’une rivière qui traverse des villes européennes qui m’ont inspiré. L’ensemble a été conçu comme une ode à tout cet environnement. C’est ce qui a guidé l’écriture des textes, mais aussi l’ambiance musicale générale. C’était une envie sonore très particulière, qui était partagée par l’ensemble du groupe, et qui a imprimé la direction à suivre.
J’imagine que ce point de départ a également influencé le processus d’écriture des textes ?
L’inspiration m’est venue notamment de différentes lectures, liées à certaines rivières mais aussi à l’histoire plus ou moins récente qui entoure ces lieux. La chanson "Vltava" par exemple (ndr: le nom tchèque de la Moldau, le plus long fleuve du pays), évoque directement le sentiment de soulèvement propre au peuple tchèque au moment des événements du Printemps de Prague. Cette idée de soulèvement populaire est un état d’esprit qui est encore très présent chez eux. Ça me frappe à chaque fois que j’y retourne.
Thot rencontre précisément un énorme succès en Europe centrale et orientale. Comment expliques-tu ce phénomène ?
Je pense que c’est lié à mon propre parcours et à l’envie de découvrir tout un pan de notre continent qui est souvent méconnu. Je voyage beaucoup mais c’est une passion qui m’est venue sur le tard. Mon attrait pour l’Europe, en tant qu’espace géographique et culturel, remonte à mon adolescence. Je me souviens qu’à l’époque, je restais scotché devant la télévision à regarder les infos sur Euronews. J’étais fasciné par cette chaîne qui traitait sur un même pied d’égalité l’actualité des différents pays européens. Ça m’a énormément marqué parce que j’ai rapidement pris conscience de la richesse et de la diversité de l'héritage européen. J’ai ensuite quitté la France pour faire mes études à Bruxelles, avant de me mettre à voyager. Mon premier passage en République tchèque remonte à une dizaine d’années. Ça a été le coup de foudre immédiat. Quand je regarde autour de moi, je réalise que les gens connaissent très mal l’histoire du continent dans lequel ils vivent et qu’ils s’intéressent très peu à tout ce qui se passe à l’est. Quand il s’agit de voyager, ils partent volontiers en Thaïlande, alors que peu de gens ont déjà mis les pieds à Dresde, Prague, Sofia ou Budapest qui sont des villes absolument époustouflantes. Cette curiosité pour le continent européen a déteint sur les tournées de Thot. En 2011, on a fait une grosse date en République tchèque qui nous a valu un accueil fantastique. Aujourd’hui, l’album est en quelque sorte un renvoi d’ascenseur.
Pour cet album, vous avez travaillé avec Magnus Lindberg de Cult of Luna. Comment s’est passée la collaboration ?
Magnus avait déjà mixé l’album précédent. Cette fois, l’album a été entièrement enregistré à Laval, dans le studio The Apiary d’Amaury Sauvé. Magnus était présent pour superviser les prises. Ensuite, on a passé une semaine dans son studio en Suède pour mixer l’ensemble.
Malgré le son toujours indus et la présence de synthés, cet album a une couleur plus naturelle, surtout au niveau des guitares. C’était un choix délibéré ?
La grande nouveauté sur ce disque, c’est justement le processus d’enregistrement. Pour la première fois, on a tout enregistré en live. C’était une première pour nous. On voulait rompre avec les superpositions de couches telles qu’on les pratiquait sur les albums précédents. Cette fois-ci, c’était un travail plus brut, pour restituer l’énergie des compositions et même conserver les petites erreurs qui peuvent surgir quand tu joues dans ces conditions. J’aime beaucoup les sons purs mais un peu sales, comme sur les albums de Shannon Wright ou Birds In Row. Pour arriver à ce rendu, la majorité du travail s’est faite à la prise. Le son de guitare que tu entends sur le disque, c’est celui qui sortait de mon ampli. Il n’a pas été traité par des processeurs d’effets à n’en plus finir. Du coup, ça a demandé énormément de travail en amont. Quand on a débarqué dans le studio, on était hyper prêt. Il a fallu ensuite tout le talent de Magnus Lindberg pour travailler cette matière brute au mixage.
Je trouve que « Rhein » est le morceau le plus abouti de l’album, parce qu’il prend des accents jazzy assez inattendus. Quelle est son histoire ?
C’est une chanson qui aborde la thématique du voyage. Je voulais évoquer la difficulté de prendre la route, quelles que soient les motivations. Le Rhin a quelque chose de majestueux. C’est un fleuve immense, qui traverse des paysages fabuleux mais dont le tracé est aussi truffé d’obstacles avant de se jeter dans la Mer du Nord. En filigrane, je voulais parler de ces événements inattendus qui jalonnent un voyage, qu’on prenne la route dans un but précis ou qu’on soit forcé de partir sans véritable destination. Ça se ressent sans doute dans la structure de la chanson qui emprunte aussi des voies imprévisibles.
Rouler ta bosse un peu partout en Europe a-t-il changé le regard que tu portes sur Bruxelles ?
Je vis à Bruxelles depuis 17 ans, c’est une ville que j’adore. Je me sens ici chez moi. Parcourir l’Europe a surtout affiné mon regard sur Bruxelles. Je prends le temps de mieux apprécier certaines choses, mais ça m’a aussi donné les outils pour en critiquer d’autres.
Ma question portait surtout sur la scène musicale. Bruxelles donne parfois l’impression de perdre son attrait pour la scène alternative. Beaucoup de programmateurs regrettent même que des groupes internationaux n’envisagent même plus Bruxelles lorsqu’ils viennent en Europe et se dirigent spontanément vers Anvers ou Gand.
C’est une question difficile et il faut l’aborder avec nuance, parce qu’il y a des tas de gens qui se battent tous les jours pour faire vivre Bruxelles sur la carte de la musique alternative. Mais le manque de lieux en suffisance dans la capitale pour le type de musique qu’on joue est une évidence. Si je reprends l’exemple de Prague, on y trouve des petits clubs un peu partout. Chaque fois qu’on y retourne, on en découvre de nouveaux. C’est même lié à l’histoire de la ville et à cette tradition qui voulait qu’on se cachait dans les caves pour jouer du rock. Ça donne aujourd’hui une scène locale un peu folle et très créative. Mon opinion, c’est que Bruxelles est devenue une ville de passage pour plein de gens. Du coup, la ville donne l’impression de cultiver une forme d’anonymat. Il n’y a pas à Bruxelles de noyau dur musical avec une identité locale très forte, comme ça peut être le cas avec Jaune Orange à Liège ou les émulsions des scènes à Gand et Anvers. On voit bien émerger des collectifs à Bruxelles, mais on sent que ça peine à décoller. Heureusement, il reste le Magasin 4 qui joue ce rôle de lieu fédérateur. Mais même avec la meilleure volonté du monde et l’implication de ses bénévoles, le Magasin 4 ne peut pas assumer ce rôle tout seul à l’échelle de Bruxelles.
Il y a quelques années, tu t’es lancé dans un projo solo acoustique nommé The Hills Mover. C’était une manière d’évacuer toutes tes idées qui n’entrent pas dans le champ de Thot ?
The Hills Mover, c’est mon agence de voyage personnelle. Jouer seul me permet d’explorer des territoires que je n’aborde pas quand je joue au "tyran" avec Thot et de tourner avec juste une guitare sur le dos, sans les contraintes d’agendas d’un groupe. C’est un projet qui s’inscrit en complémentarité de Thot. Néanmoins, je prends du plaisir à brouiller parfois les frontières entre les deux entités. Il y a dans mes textes des allusions à des chansons de Thot, ça m’amuse beaucoup. C’est une forme de clin d’œil adressé au public qui nous suit assidument.
Tu utilises en boutade le mot « tyran » pour décrire ton rôle dans Thot. Est-ce que tu vois le groupe comme un ensemble de musiciens qui t’obéissent au doigt et à l’œil, ou comme un vrai groupe où chacun a son mot à dire ?
C’est un vrai groupe composé de membres qui ont chacun des personnalités différentes. Nous nous retrouvons autour de la musique que je voulais faire. L’impulsion vient donc de mon côté, mais chacun dispose de l’espace pour s’exprimer et s’y plaire. Sur Fleuve, le travail de composition a été beaucoup plus collectif que sur les albums précédents. Donc je nous considère comme un groupe à part entière. Pourtant, on ne se voit pas souvent. Deux membres vivent à Liège, l’une vit en France. On n’est pas le genre de groupe qui se retrouve trois soirs par semaine pour boire des verres ensemble. Mais quand on répète, le contact devient très fusionnel. Ça transparaît très fortement dans l’enthousiasme qui se dégage des projets de concerts.
C’est quand même toi qui as le dernier mot ?
Oui. En général, j’exprime une direction artistique générale et chacun embraie en y apportant sa touche personnelle parce qu’ils sont en phase avec le projet initial. Je ne dicte jamais à personne ce qu’il doit faire sur son instrument. C’est ce qui fait de Thot un vrai groupe. D’ailleurs, j’ai aussi apporté des idées de merde qui ont été refusées par les autres. Et quand j’entends le résultat final, je me dis qu’ils ont eu raison de les rejeter.
Quel est le programme après la sortie de l’album ? Une tournée se prépare ?
On veut se lancer dans une tournée en 2018. Mais on prend la mesure des difficultés à convaincre les programmateurs. Dans ce milieu, ça devient difficile et on sent que les différents interlocuteurs en sont arrivés à devoir lutter tous les jours pour survivre : les artistes, les programmateurs, les salles, etc. Il faut un bon équilibre pour que chacun y trouve son compte et ce n’est pas simple. De notre côté, on a l’ambition de monter un spectacle très visuel, avec une scénographie étudiée, quelques projections, mais surtout un travail très pointu sur les lumières et même des costumes. C’est un projet graphique élaboré, limite tribal. Toute la difficulté consiste à trouver les endroits qui s’y prêtent le mieux et atteindre un bon équilibre. D’une part, tu ne veux pas te griller financièrement. De l’autre, tu n’as pas envie de cramer ton projet en acceptant tout et n’importe quoi.
Fleuve sort le 20 octobre chez Weyrd Son Records. Par ici pour pré-commander ce bel objet.
Prochaines dates:
19/10/17 : Kaiserkeller (Hambourg, DE)
20/10/17 : Chesters Club (Berlin, DE)
27/10/17 : Beursschouwburg (Bruxelles, BE)
17/11/17 : Dunk!HQ (Zottegem, BE)
18/11/17 : La Zone (Liège, BE)