To Pimp A Butterfly
Kendrick Lamar
Promesse non tenue pour Kendrick Lamar: To Pimp A Butterfly n'est pas sorti en 2014.
Pourtant, il ne s'est pas gêné pour s'imposer très rapidement dans nos playlists iTunes à la suite de la mise en ligne accidentelle de l'album une semaine trop tôt. La conséquence? Une colossale tuile pour les médias américains censés être premiers sur le rap, relégués au même niveau qu'un pauvre bloggeur de province.
Il n'a fallu que quelques heures pour voir fleurir sur la toile un pot-pourri de critiques incompréhensibles et précipitées, où les déçus hurlant à la hipster shit se prenaient le chou avec ceux qui vendaient déjà le produit du millénaire, tous à l'assaut du clic facile.
De mon côté, je me félicite que la chose soit venue braquer mes tympans en pleine semaine de congés. J'ai pu digérer tout le mal que l'on pensait des singles venus tâter le terrain. Et puis surtout, cela m'a permis d'aborder le projet non comme une suite d'individualités, mais bien comme l'imposante mosaïque qu'il est.
Je ne suis pas de ceux qui se sont retrouvés dans les superlatifs qu'a pu inspirer Good Kid M.A.A.D City. Certes, c'est un bon disque de rap et un dépoussiérage audacieux des chapelles West Coast. Mais de là à en faire le seul album rap à retenir en 2012, au mépris de l'excellent disque de Killer Mike?
Ce n'est pas l'insolent (et excessif) Control Verse qui m'a réconcilié avec le bonhomme: ce souci de toujours vouloir se placer au-dessus du rap jeu m'agace. D'autant plus qu'il témoigne d'un certain conservatisme vis-à-vis de l'héritage musical de Compton et d'un hermétisme assez dérangeant à un moment où le rap se targue d'une réelle diversité, à tel point qu'il pourrait bien être en passe de connaître son deuxième âge d'or.
Toutes ces petites rancœurs passent pourtant bien vite à la trappe dès l'ouverture de To Pimp A Butterfly. La première raison de ce revirement de situation, c'est sa prod. SA PROD PUTAIN. Loin de toute parenté avec le "son Compton", ce nouvel album voit K-Dot trouver refuge dans "l'autre Los Angeles", celui qui chérit le groove de J Dilla et les snares légèrement hors du temps. A ce titre, il y a de grandes chances que sa rencontre avec Flying Lotus ait eu son importance: là où GKMC était plus proche du gangsterism des années G-Funk, cette nouvelle livraison convoque les meilleurs rejetons de la scène off-beat de L.A. et la soul synthétique de Sa-Ra Creative Partners. D'ailleurs, on retrouve Taz Arnold aux manettes, noyé dans une marmite de noms qui va de Pharrell Williams à... Sufjan Stevens.
Mais dans la forme qu'il épouse, To Pimp A Butterfly possède surtout, à l'instar de Black Messiah, ce désir véritable de synthétiser toute sonorité dont l'ADN est couleur ébène. Cette volonté de synthèse, c'est aussi au micro qu'elle s'exprime: souvent on pense à Danny Brown dans sa façon d'utiliser quinze voix dans un seul album, ou à la nonchalance d'André 3000.
Plus globalement, il y a un réel souhait d'incarner le dénominateur commun. Une ambition que Kendrick Lamar satisfait tout au long de cet album où il se présente bien moins dans la démonstration et l'intellectualisation que par le passé. Plus instinctif dans son approche musicale, le emcee rappe, chante, use du spoken-word même, plus habité que jamais. Cela sied à la perfection à la couleur d'un disque qui rappelle les plus grands albums produits par les Soulquarians.
Bien sûr, côté lyrics, les fans de RapGenius pourront s'en donneront à cœur joie, comme d'habitude avec Kendrick Lamar: c'est du bonbon. Et on va sans doute perdre beaucoup à être francophone si l'on choisit d'occulter cette facette de l'album.
Certes, il arrive encore à Kendrick Lamar d'être excessif et d'enluminer sa propre légende, comme sur ce dialogue fantasmé avec Tupac Shakur (même s'il n'est pas le premier à s'y essayer) sur "Mortal Man". Cependant ce grief qui ne pèse pas bien lourd face à la maturité et à la musicalité qu'il a acquises en trois ans à peine.
En fait, on a l'impression que dix ans se sont écoulés entre GKMC et To Pimp A Butterfly, comme si l'album avait été conçu dans la Salle de l'Esprit et du Temps de Dragon Ball Z. Tout ce que ses aînés ont parfois mis une discographie à oser, Kendrick le fait dès son deuxième effort en major. Et quelque part, c'est tant mieux pour tout le monde: son nouveau disque est à la fois un objet d'accomplissement total, une quenelle monstrueuse à ceux qui croyaient le mec trop feignant, et une œuvre qui va plus que jamais le conforter dans le succès public qu'il mérite.
Bref, on tient l'album qui consacre enfin le natif de Compton comme l'un et le multiple le plus imposant du rap américain.