Dossier

Si août m'était chroniqué...

par Jeff, le 31 août 2019

D'aucuns considèrent que le mois d'août n'a d'autre utilité que de recharger les batteries avant une rentrée qui sera d'office bien chargée. Mais à en juger par le calendrier des sorties du mois écoulé, cela ne semble plus s'appliquer à une industrie musicale dont quelques uns des très gros bonnets n'ont rien trouvé de mieux à faire que de se rappeler à notre bon souvenir. Et puis à tout cela, il faut ajouter l'incroyable quantité de bons petits disques qui ont atterri sur notre platine. Bref, on a fait le tri dans ce grand foutoir, rien que pour vos beaux yeux.

The Murder Capital

When I Have Fears

Human Season Records

Pris en sandwich entre l’éclosion printanière de Fontaines D.C. et le retour de Girl Band prévu pour ce mois de septembre, le premier album de The Murder Capital vient encore renforcer la position de Dublin dans le top des villes qui s’agitent de plus en plus et de mieux en mieux. Relativement frais dans le paysage avec ses deux années d’existence et sa petite vingtaine de moyenne d’âge, le groupe ne semble pas vouloir perdre son temps à faire des courbettes au bal des débutantes. Nos gars ont déjà les idées claires et la patte rodée malgré des allusions parfois un peu trop appuyées aux héros du genre (Joy « est-il encore nécessaire de les nommer » Division, The Fall ou The Bad Seeds). Au moins, ne pourra-t-on pas leurs reprocher de s’être penchés au-dessus des mauvaises marmites. Très vite, on prend la mesure de la souplesse avec laquelle ils passent de la charge frontale (l’ouverture « For Everything » secondée par « More Is Less ») à l’introspection en sourdine (« Slowdance I », « Slowdance II », « How The Streets Adore Me Now ») sans chercher une seconde à excuser leurs changements d’humeur. À travers la délivrance lapidaire du chanteur/parolier James MacGovern, When I Have Fears épouse tous les virages émotionnels, de la violence la plus crue à la tristesse la plus déchirante jusqu’au romantisme le plus assumé. La sincérité l’emporte largement sur la maladresse et cela suffit à les distinguer dans la nuée de groupes aux abois disposés à traire l’actuel revival post-punk jusqu’à la dernière goutte.

Blanck Mass

Animated Violence Mild

Sacred Bones Records

Quatrième effort pour Blanck Mass, et quatrième bonne raison de prendre rendez-vous chez l'ORL : avec Animated Violence Mild, la moitié la plus prolifique de Fuck Buttons n’a en effet rien perdu de son goût pour les sonorités maximalistes et saturées. Si on l’a connu plus félin et moins frontal par le passé, plus particulièrement sur l’excellent World Eater, Benjamin Power continue de vulgariser le propos sans jamais sacrifier ce qui rend son electronica aussi intense, que ce soit en glissant des arpeggi trance au cœur de ces murs de sons (« House Vs House »), ou en insufflant un semblant de mélodie pour arrimer sa noise au dancefloor (« Love Is A Parasite »). Si ça continue de cracher beaucoup, Animated Violence Mild demeure l’album le plus accessible de Blanck Mass - à défaut d’être celui que l’on préfère de sa discographie. Mais puisqu’il n’y a pas besoin d’attendre d’avoir un Chateau Rotschild sous la main pour commencer à apprécier le vin, alors on dira que ce quatrième opus se savoure sans déplaisir, qu’il tape fort là où ça fait mal, et qu’il sait rester solide et goûtu en toutes circonstances. Et si Animated Violence Mild n’est pas encore le disque qui nous fera oublier qu’on attend fébrilement un retour aux affaires de Fuck Buttons pour dire définitivement au revoir à nos tympans, c’est un nouveau pas de plus vers la surdité totale que l’on accepte le sourire aux les lèvres.

BROCKHAMPTON

GINGER

Question Everything

En peu de temps, les gars de BROCKHAMPTON ont sorti quatre albums et une vingtaine de clips, et ont tellement tourné que leur empreinte carbone chausse aujourd’hui du 52. Tenir la cadence est une chose, gérer la célébrité et tout ce qui va avec en est une autre pour une bande de jeunes gars qui, il y a même pas deux ans, faisaient tranquillement du son dans une maison partagée quelque part dans North Hollywood. Après un iridescence qui sentait un peu le burn-out, le groupe a senti le besoin de se retrouver et de tirer pas mal de choses au clair. C’est dans une dynamique de thérapie de groupe qu'il s’est inscrit, faisant appel à Shia LeBeouf pour jouer les pyschiâtres. Si sur papier on pourrait penser que laisser l’acteur remettre de l'ordre dans les têtes a autant de pertinence que de confier la gestion d’un jardin d’enfants à Marc Dutroux, son travail porte visiblement ses fruits sur un album qui voit le groupe arrêter, temporairement du moins, de se cacher derrière son hyperactivité et sa coolitude en titane pour panser ses plaies – on pense à « DEARLY DEPARTED » qui aborde l’éviction d’Ameer Vann pour inconduite sexuelle ou « VICTOR ROBERTS » qui boucle le disque le laissant le micro à ce qui ressemble à un nouveau membre de la famille, qui raconte sa jeunesse dysfonctionnelle sur une boucle de piano rachitique. Il y a bien quelques poussées de chaleur ci et là (« BOY BYE » = tube), mais pris dans sa globalité, GINGER est surtout le disque d’un groupe qui accepte ses imperfections et a décidé d’être chose qu’une grosse boule d’énergie qui roule sans vraiment savoir qui ou quoi pourra l’arrêter.

Föllakzoid

I

Sacred Bones Records

Elle est loin l’époque où il était encore tentant de réduire Föllakzoid au statut de succursale latino-américaine du revival space rock incarné par des écuries comme White Hills, The Oscillation ou Lumerians. Depuis ses premiers pas il y a 10 ans, le groupe de Santiago n’a eu cesse de s’éloigner du pesant héritage des adorateurs de Hawkwind. La démarche avait déjà fait mouche sur III, dernier album studio en date paru en 2015, qui délaissait les guitares au profit de synthés hypnotiques. Retour à la charge cet été avec un disque ironiquement intitulé I, et qui balaie définitivement toutes les étiquettes du passé. Désormais resserré dans un format duo, Föllakzoid explore de nouveaux territoires quelque part entre kraut rock spatial, electro minimaliste et montées en régime qui emmènent aux frontières de la house. Le groupe explique avoir voulu expérimenter une démarche de dépouillement total : une soixantaine de pistes ont été enregistrées séparément et confiées au producteur allemand Uwe Schmidt, aka Atom TM, sans doute l’un des plus grands experts du répertoire de Kraftwerk. Celui-ci s’est chargé de donner au disque sa forme finale. Il en ressort une heure de transe absolue, répartie sur quatre morceaux sans véritable début ni fin, une sorte de cycle infini qui tournera en boucle sur les platines du DJ en charge d’animer les premiers vols intergalactiques habités.

Russian Circles

Blood Year

Sargent House

Apparemment, sortir un album produit par Kurt Ballou en plein mois d’aout a plutôt bien réussi à Russian Circles. Il y a deux ans, pour sa première collaboration avec le producteur incontournable des musiques qui se jouent très vite et / ou très fort, le groupe de post-métal sortait rien de moins que le meilleur album d’une carrière entamée en 2006. Rebelote donc avec Blood Year, toujours avec le même producteur, toujours à cette drôle de période pour pousser ce genre de disque. Rebelote également en termes d’approche et de vision, à savoir celle d’un groupe qui se veut incarner une scène post-métal certes en perte de vitesse, mais qui a encore de belles choses à dire si elle s’éloigne un tant soit peu des formats traditionnels du genre définis à l’époque par Isis ou Pelican. Comme son grand frère, Blood Year est un disque concis et efficace, et qui profite de la production toujours très dynamique de Kurt Ballou (amour pour cette batterie pachydermique) pour raconter des histoires sans paroles qui font l’économie de ces longues séquences introspectives qui s’inscrivent pourtant dans l’ADN du post-metal. C’est précisément en redistribuant les cartes et en touchant au format que Russian Circles ne tourne pas en rond, atteint des sommets d’efficacité et donne surtout l’impression de vivre avec son époque au lieu, comme certains, de ressasser un glorieux passé. Eux au moins, l’avenir leur appartient encore.

Young Thug

So Much Fun

300

Si le meilleur de la production des rappeurs des années 2010 est souvent condensé au format mixtape, c’est à l’échelle de titres individuels que l’on saisit toute la pertinence de Young Thug. C’est en effet le temps de simples captés au détour de projets divers, de collaborations et de leaks que le reptile d’Atlanta démontre toute son amplitude et, par moments, son envie de parler des démons qui l'habitent. S’il n’est plus l’OVNI excentrique des années 1017 Brick Squad, les choses ont plutôt bien tourné pour celui qui jouit désormais d'un statut de popstar capable de collaborer avec Camilla Cabello pour derrière donner un peu de lumière à un obscur gobelin sorti d'une trap house d'Atlanta. Plutôt rare en solo depuis quelques temps, son retour aux affaires avec So Much Fun n’a pas vocation à bousculer son modus operandi: le disque est une nouvelle suite de morceaux à prendre individuellement, et qui finissent quand même par former un semblant de disque dont le fil rouge est la palette chromatique riche qu'il exploite. S’il impose son sempiternel effort de tri, So Much Fun parvient brille par son euphorie plus contagieuse qu’un épisode de Freakazoïd. Et puis au milieu de ce casting cinq étoiles fait de gamins qui lui doivent tant, Young Thug garde ses plus belles fulgurances pour son poulain Gunna, à qui il semble de plus en plus prêt à passer le témoin.

Clairo

Immunity

Fader Label

Jamais Claire Cottrill n'aurait pu imaginer que sa vie basculerait à cause d'une simple vidéo tournée avec sa webcam dans sa chambre d'ado. Pourtant, en aout 2017, de façon inexpliquée, l'algorithme de YouTube propulsera son "Pretty Girls" au sommet des tendances. Claire devient alors Clairo et, au fil des mois, plusieurs singles vont confirmer le talent de la chanteuse originaire du Massachusetts - on pense au sympathique "4ever" ou encore à "Better". Depuis ses débuts, Clairo évolue dans un univers musical que l'on pourrait qualifier de 'bedroom electropop' et dont les créations se rangent aux côtés des disques de Rex Orange County, Cuco ou encore boy pablo. Et ce chaud mois d'août, après une attente interminable pour la génération internet (genre un an), la jeune chanteuse a finalement sorti Immunity, un premier LP qui nous ouvre les portes de son monde instable, un univers qui se veut à la fois romantique et névrosé. Visiblement tourmentée, Clairo aborde le genre de sujets qu’on oserait à peine murmurer à l’oreille de son plus fidèle confident – atteinte d’un rhumatisme articulaire, elle parle ouvertement de son combat contre cette maladie rare qui l’handicape au quotidien ; de même, elle détaille ses incertitudes sur son orientation sexuelle et toute l’insécurité qui en découle. En réalité, Immunity n’est rien d’autre que le journal intime d’une jeune artiste fascinante, douce et vulnérable, qui, tout en ayant trouvé le courage d’ouvrir son cœur au grand public, n’a jamais vraiment quitté sa chambre d’adolescente.

Not Waving & Dark Mark

Downwelling

Ecstatic

La crise de la cinquantaine, généralement, ça consiste à quitter son conjoint et sa famille pour reprendre la vie de merde qu’on avait à 19 ans et dont on pense qu’elle n’a pas assez duré. Chez les musiciens, ça ressemble généralement à un album acoustique bien naze qui parle de Dieu et du fait que, bah, c’est dur la vie. Heureusement, chez Mark Lanegan, la crise de la cinquantaine, ça consiste à pousser la route un peu plus ailleurs encore, là où on ne l’avait pas trop entendu, et où lui-même n’avait peut-être pas spécialement prévu de s’entendre un jour. Renommé Dark Mark pour l’occasion, l’ancien chanteur des Screaming Trees a pondu un vrai petit bijou d’electro-folk en compagnie du musicien londonien Not Waving, lui-même déjà abonné aux featurings étonnants (on l’a par exemple entendu en compagnie de Jim O’Rourke un peu plus tôt dans l’année). Sur Downwelling, tout converge vers une abyssale et tentante apocalypse. La fin du monde est une déchéance lente pendant laquelle un disque entier peut prendre place, aux côtés d’animaux diaboliques et sur un fond de tragédie auquel Not Waving parvient à donner des accents dignes de Jerome Bosch. La légèreté des productions soutient parfaitement un Lanegan qui a fait moins d’efforts pour l’occasion, mais qui vient avec toute la profondeur de sa brutalité. Downwelling est un disque qui passera peut-être inaperçu dans la carrière des deux artistes, mais il a tout de cette pépite qui aura droit aux fleurs de la dithyrambe dans quelques années. On vous le dit pour autant : pas besoin d’attendre si longtemps pour en profiter.

Shannon Lay

August

Sub Pop Records

En 2059, beaucoup de choses auront changé dans le petit monde de la musique : peut-être que JuL enregistrera des albums de reprises d’Autechre façon bossa nova, peut-être que le hair metal sera à nouveau le truc le plus cool de la planète, peut-être même que c’est cette année-là que sortira enfin le Yondhi de Kanye West. Plein de choses peuvent s’imaginer, s’écrire au conditionnel. Mais on peut avoir une certitude : il y aura toujours des filles pour prendre leur guitare acoustique, et marcher dans les traces de gens comme Nick Drake, Vashti Bunyan ou Karen Dalton, sans la moindre prétention mais avec passion et émotion. Des filles comme Shannon Lay, qui évoluent en dehors des temps et des modes, comme de rassurantes constantes dans un monde dont les perpétuelles mutations affolent, effraient, déboussolent. Et c’est vrai que par sa candeur, sa chaleur et sa mélancolie, ce nouvel album de l’Américaine (son premier pour la référence Sub Pop) coche à peu près toutes les cases de l’album de folk au sens le plus classique du terme. Rien n’étonne sur August, mais absolument tout sur le disque atteint le cœur de la cible avec une économie de moyens qui valorise encore plus une écriture tout en sensibilité de Shannon Lay. Le communiqué de presse crève d’envie qu’on vous dise que ce disque a été enregistré dans les studios californiens de Ty Segall (elle fait partie de son Freedom Band) ou que le saxophone de Mikal Cronin fait de petits miracles sur le titre qui ouvre l’album, mais cela reviendrait à détourner les projecteurs d’une fille qui l’a tellement mérité. Bref, faites comme si vous n’aviez pas lu la phrase précédente et laissez-vous happer par les charmes simples de August et gueulez sur tous les toits combien le monde a besoin d’entendre ce disque.

King Gizzard & The Lizard Wizard

Infest the Rats’ Nest

Flightless

Généralement, on classe les hyperactifs de King Gizzard & The Lizard Wizard dans la catégorie « garage psyché », comme si ces deux mots étaient le meilleur fil rouge de leur carrière. Et comme si ces deux mots n’était pas le plus insondable fourre-tout de ces cinq dernières années. Pourtant, Infest The Rats’ Nest vient une fois de plus dézinguer ce postulat, et renvoie plutôt à la vraie force du groupe, celle de travailler l’album en tant que concept. Après l’album à la guitare microtonale (Flying Microtonal Banana), après l’album qui se joue en boucle infinie (Nonagon Infinity), après l’album acoustique (Paper Mâché Dream Balloon) ou après l’album ne comptant que des morceaux de dix minutes et dix secondes (Quarters!), le gourou Stu McKenzie a cette fois décidé de passer à la moulinette King Gizzard une jeunesse passée à écouter Slayer, Exodus ou Kreator. En d’autres termes, Infest The Rats’ Nest est un album de thrash metal pour les gens qui n’en écoutent pas ou peu, fait par des mecs qui n’en écoutent probablement plus ou peu. Cela donne un produit hybride, désarçonnant et comme d’habitude avec les Australiens, unique en son genre. Mais c’est justement pour cette raison qu’on les aime d’amour, et qu’on passe si facilement l’éponge quand ils se plantent, comme ce fut le cas plus tôt dans l’année avec l’anecdotique Fishing For Fishies, convaincu que le tir sera corrigé sur l’album suivant. Furieux, compact et ultra-efficace, Infest the Rats’ Nest ne fait que confirmer ce qu’on vous raconte, car une fois encore, c’est bien le talent énorme de la bande de Melbourne qui permet au disque de ne pas ressembler à un hommage maladroit et au groupe de continuer à alimenter sa légende, celle qui se fait en reposant inlassablement la même question : mais quand vont-ils bien s’arrêter ?

Papivores

Death and Spring

Hands in the Dark

Le label français Hands In The Dark a toujours pris le parti de sortir des disques aventureux, souvent auréolés de succès. Il suffit de contempler le parcours exemplaire de Tomaga pour s’en convaincre. Papivores n’échappe pas à la règle et peut même se concevoir comme un nouvel avatar de Tomaga, qui était à la base, rappelons-le, un side-project de la section rythmique de The Oscillation. Cette fois, c’est Tom Relleen qui prend la tangente et se distancie le temps d’un disque de la batteuse Valentina Magaletti pour développer un projet personnel pour le moins iconoclaste. Il est rejoint dans sa démarche par la violoniste Agathe Max, bien connue sur la scène expé française. Pour leur premier album, les deux acolytes ont placé la barre très haut : composer une bande son accompagnant le roman « La Mort et le Printemps » de l’autrice catalane Mercè Rodoreda. Presque aussi perché que le livre, Death And Spring s’écoute comme une immersion dans un univers sonore qui ne répond à aucune règle, parfois bienveillant, mais souvent hostile. Difficilement classable, le disque pourrait éventuellement se revendiquer de la musique concrète, du free jazz expérimental, voire du collage. C’est en tout cas un excellent prétexte pour (re)lire le classique de Mercè Rodoreda, un conte pour le moins déroutant qui met en scène les corps de jeunes adolescents confrontés à l’immensité d’une montagne lors de rites initiatiques à la fois absurdes et poétiques. Bref, Papivores, c’était LE disque intello de l’été.

MoMa Ready

SOFT, HARD, BODY

HAUS of ALTR

Dans la musique électronique, l'élément vocal est à manier avec précaution : trop présent, il peut aspirer l’énergie d’une piste de danse ; trop cliché, il peut mettre à mal l’efficacité d’un bon banger. On s’étonne donc peu que le genre fasse rarement la part belle aux parties vocakes, tant l’exercice est casse-gueule et requiert un vrai talent. A l’extrême inverse de ce spectre, on trouve des gens qui MoMa Ready, qui appartient à cette race de producteurs qui n’ont pas peur d’oser un disque de tech-house intégralement vocalisé par leurs soins. Pourtant, sur SOFT, HARD, BODY, son premier album, il réussit à s’imposer ici comme le Egyptian Lover des années 2010. Sauf que lui est moins inspiré par Prince que par l’énergie des maîtres suprêmes de la boîte à rythmes de Détroit ou de Chicago, et de la douce nostalgie des années Paradise Garage. Si l’ensemble peut parfois donner l’impression de baigner dans le formol depuis trois décennies, difficile pourtant de nier l’efficacité et le savoir-faire du bonhomme sur ce premier disque qui aura autant sa place dans la playlist Spotify du quidam qui souhaite se chauffer avant un samedi soir festif que dans le flycase du DJ qui veut du bon son pour sa peak hour.

Raphael Saadiq

Jimmy Lee

Columbia

D’aucuns diront que Raphael Saadiq est né pour rester dans l’ombre des gens pour lesquels il écrit. Et on reconnaitra bien volontiers que les chansons du californien n’ont jamais sonné aussi bien que depuis qu’il les fait chanter à travers le beau sexe – qui le lui rend bien, comme en témoigne le succès planétaire du A Seat At the Table de Solange auquel il a largement contribué. Si sa carrière solo n’est pas avare en beaux succès (on pense à The Way I See It en 2008 qui ressuscitait Sam Cooke et renvoyait aux premiers efforts de Stevie Wonder), on l’a toujours su capable d'aller au-delà du revival Motown sans grande prise de risques. Ce que fait précisément ce Jimmy Lee qui se veut dans le droit fil des disques de Blood Orange ou du dernier D’Angelo : un disque labyrinthique, militant et méticuleux qui, sans prétendre au degré de perfection de Black Messiah ou au cachet indie de Negro Swan, donne une impression de facilité désarmante lorsqu’il se répand en belles balades soul taillées à même l’ébène, faisant parfois la nique à ce petit con d’Anderson .Paak sur son propre terrain. En ce sens, ce cinquième disque est probablement le plus marquant de Raphael Saadiq depuis Instant Vintage, même s’il est assurément moins optimiste que son ainé. En même temps, on se demande bien quel afro-américain pourrait l'être dans les USA de Trump.

Ghost Funk Orchestra

A Song For Paul

Karma Chief

Qu’on aimerait avoir dégoté ce disque dans les bacs à vinyles d’une brocante, coincé entre une édition des plus grands succès de Tino Rossi à moitié mâchée par un berger allemand et un album de Bernard Lavilliers portant les marques de cigarettes de son propriétaire, pépé Jacky qui a claqué le mois dernier. Qu’on aimerait pouvoir raconter l’avoir déniché pour 1 euro auprès d’un petit-fils n’ayant aucune idée de ce qu’il vendait et prêt à refourguer un autoradio Blaupunkt et un grille-pain pour 50 centimes de plus. Qu’on aimerait relater l’émotion ressentie en posant la première fois cette mystérieuse plaque sur la platine, découvrant un somptueux condensé de ce qui se faisait de mieux en matière de soul, de rock psychédélique et de jazz latino dans les années 60. Qu’on aimerait raconter avoir ensuite pianoté les références sur Discogs pour découvrir que le disque fut édité à quelques rares exemplaires par un obscur label italien et qu’il s’échange maintenant pour le prix d’un iPhone. Mais non… rien de tout ça. A Song for Paul de Ghost Funk Orchestra est bel et bien une production de 2019, l’œuvre d’un collectif new yorkais qui gravite autour du compositeur Seth Applebaum. Ambiance blaxploitation au programme, quelques incursions dans l’univers hippie jazz et références grosses comme la Trump Tower aux meilleures BO de films de flingues, sur des titres aussi peu énigmatiques que « Walk Like a Motherfucker » ou tout simplement « Isaac Hayes ».

Nérija

Blume

Domino

Le jazz anglais se porte à merveille ; merci pour lui. Mais mieux encore, la bulle spéculative dont il fait l’objet n’a pas encore explosé, notamment parce que ses figures les plus importantes ont su garder la tête froide. Et puis surtout, malgré des sollicitations qui affluent de toutes parts, les différents intervenants n’ont jamais oublié que c’est précisément parce que ce petit monde fonctionne comme un grand plateau de jeu dont tous les éléments sont interchangeables qu’il émet de si belles vibrations. Preuve ultime que tout le monde veut sa part du gâteau, c’est le label Domino, plutôt spécialisé dans le rock indie, qui s’est payé son album de jazz britannique, et en l’occurrence celui de Nérija, un groupe quasi exclusivement composé de filles, et au sein duquel on croise la saxophoniste Nubya Garcia, mais également Sheila Maurice-Gray, band leader de KOKOROKO. Blume, c’est d'abord le projet le plus jazz à être publié par une émanation de la nouvelle scène londonienne, celle-ci prenant souvent un malin plaisir à puiser un peu de son inspiration ailleurs. Ensuite ce premier album du septette est une affaire de légèreté et de spontanéité, les différents intervenants se répondant avec autant de politesse que de générosité dans leurs solo – et rassurez-vous, ils ne manquent pas. Et si sait que c’est en live qu’une formation comme celle-ci peut libérer son plein potentiel, l’os à ronger qu’elle nous dépose ici suffira à nous occuper d’ici à ce que ce petit monde trouve du temps dans les agendas respectifs pour monter une bonne grosse tournée européenne.