Dossier Grems
En dix années d'une carrière menée à la vitesse d’un TGV, Grems n’a jamais pris le temps de se reposer sur ses acquis: celui qui a eu une vision d’avenir en se voyant rapper sur du Moodymann et en lançant le deepkho (un mélange de rap et de house) a cumulé une bonne demi-douzaine de projets en groupe ainsi que six albums en solo avant de vouloir calmer la machine. Et comme ce qu'il laisse à la postérité est unique en son genre, il est de bon ton de faire le point sur la carrière d’un des mecs les plus intéressants et avant-gardistes du rap français. Et ce, en commençant par le début.
C’est avec les prods de DJ Steady et de John 9000 que le MC aiguise son verbe sur Algèbre (2004) et le remarqué Air Max (2006), attirant rapidement les platines de DJ Troubl' ainsi que les micros de Sako et Disiz La Peste – avec qui il formera ensuite Klub Sandwich. Deux albums qui témoignent du profond amour que leur géniteur porte à Détroit, à sa scène hip-hop et house, sans oublier de beaux clins d’œil à la ghetto-house de Chicago. Mais c’est surtout le côté tout terrain du rap de Miki qui impressionne sur ces deux opus où le MC se montre hors-normes, capable de rapper sur les sujets les plus sérieux ("Le Pessimiste", "Issu du Divorce") comme les plus badass ("Pamizo", "Merdeuse").
Pourtant, celui qui déclarait "pas besoin d’être à la mode, juste de la créer" paiera cher son amour pour l’analogique: il lui vaudra une déchéance assez irritante dans un rap game français de plus en plus conservateur. Quand Sea, Sex & Grems débarque en 2009, c’est un Miki remonté comme un coucou qui règle ses comptes - poke à toi, la génération Fluokids -sur des instrus analogiques chargées à bloc. A l'arrivée, trente titres (!) difficiles à s’enfiler d’une traite, parfois trop emportés, parfois trop bizarres... Mais merde, qui d’autre que lui aurait pu réunir sur le même tracklisting les Detroit Grand Pubahs, Wildchild et même le trop rare Iris ?
C’est Broka Bill ,sorti un an plus tard, qui demeure à ce jour l’album le plus personnel du MC. C'est avec ce disque que l’on comprendra finalement mieux où Grems a voulu en venir. Couvrant un spectre qui va du grime jusqu’au UK Garage en passant par les gros beats de Detroit et la house de Larry Heard, cet album synthétise à la perfection le joli laboratoire que le rappeur a mis en place après Air Max. Mais tout ça, on avait déjà eu l’occasion de parler un peu plus longuement alors rendons-nous plutôt douze mois plus tard.
Quand la suite directe de son tout premier album, le bien nommé Algèbre 2.0, débarque en 2011, les choses ont bien changé : le boom-bap n’est plus tellement l’obsession de Miki, la MPC de DJ Steady semble avoir pris la poussière et même DJ Troubl’ s’en est allé voir d’autres territoires autrement plus riches en infrabasses. Mais c'était sans compter sur l'orchestration organisée du bien trop discret Noza, qui signe neuf instrus mentales pour les beaux yeux d'un MC qui retrouve le plaisir de kicker à l'ancienne, nous offrant des moments de jouissance comme le rap français ne nous en offre plus assez souvent, à l'image de ce "Gens du Passage" dont on soupçonne une certaine parenté avec ce joli truc de J Dilla pour Proof.
Impossible évidemment de ne pas parler du splendide "Chat Con" final qui transpirait les adieux du MC, celui-ci balançant d’entrée de jeu "tu sais que faire des morceaux de rap ça me casse les couilles / t’avais capté depuis des années j’ai lâché je suis assez flou", avant d'enchaîner sur un gros name-drop de tous les cerveaux baisés avec qui le MC a bossé. On sentait la fin proche. Grems par contre a mis un an avant de lâcher le morceau, peu après la sortie de l'exceptionnel album de PMPDJ : même s'il n'exclut pas les projets de groupe et les EPs, Vampire sera bien son sixième et dernier album solo, dans lequel il revient tel un Walter White allumé dans le laboratoire sonore parfait monté pour Broka Billy.
On est donc en présence d’un album qui transpire l’influence UK et le grime salace – il faut dire qu’on a fantasmé longtemps de l’entendre rapper sur des nappes graisseuses à la Wiley. A l’instar de Sea Sex & Grems cependant, Vampire est un album brutal : treize titres de pure violence à la narration rêche où le bonhomme alterne punchlines saignantes et OVNIs analogiques qui attaquent direct à la gorge (le juke en sourdine de "Pince Moi Je Rêve") et soutenus par la prod en or de Son Of Kick, Neue Grafik, Simbad ou Noza. Et si l’on bute un peu sur le relief accidenté d’un tracklisting qui semble vouloir enchaîner le plus de pistes possibles en un minimum de temps, on ne peut s'empêcher de rester béat d'admiration devant cet enchaînement royal de claques qui nous laisse le souffle court et les joues rouges.
"Je finirais haut ou rien" affirmait Grems quelques mois plus tôt. Pari réussi: avec Vampire, le rappeur claque la porte avec l'élégance des grands en laissant derrière lui un édifice garanti sans cadavres. Reste à voir maintenant si le bougre saura rester aussi omniprésent, parce que se contenter d'une sortie tous les dix de l'an quand on s'est habitués à pratiquement un projet tous les six mois, c'est comme se contenter d'une call girl russe alors qu'hier encore on gang-bangait avec tout Saint Petersbourg. En fait, Vampire résonne comme le témoignage ultime d'une exception française, d'un mec qui a toujours créé et évolué sans aucun respect des codes, marquant au fer rouge le rap hexagonal. Et pas sûr qu'on ait complètement fini d'entendre parler de l'héritage d'un artiste d'ores et déjà perçu comme une référence par certains nouveaux arrivants qu'on surveille de très près. To be continued donc…