Turn Out The Lights
Julien Baker
Difficile de savoir comment tout a commencé, à quel moment on s'est laissé prendre. Tout a été beaucoup trop vite. Pour notre défense, on est peu habitués à un déballage de sentiments aussi pur et fragile. En réalité, à s'exprimer sur tout et tout le temps, on a souvent récolté le pire lorsqu'on croyait obtenir le meilleur. Heureusement, au milieu de cet océan de futilité, il reste quelques phares pour nous sortir de la tempête. Avec Sprained Ankle en 2015, on a tout de suite compris qu'on se trouvait devant l'un de ces phares.
On pourrait tenter l'énumération de ce qui nous a fait dresser l'échine sur cette première plaque mais on sait qu'en agissant de la sorte, on passerait sous silence la charge émotionnelle contenue dans la folk de l'Américaine. Précisément parce que cette charge perdrait toute son intensité dès lors qu'on essayerait de poser des mots dessus. Il paraît qu'on appelle ça la part des anges. Et cela ne tenait pas à l'esthétique mais plutôt à l'intention qui transpirait dans chaque note de chaque chanson. Du haut de ses 17 ans, Julien Baker prouvait en huit titres qu'elle maîtrisait l'art d'une construction narrative et musicale puissante dont le point d'orgue restera "Rejoice".
Deux ans plus tard, Turn Out The Lights se place dans la droite lignée de son prédécesseur. C'en est même troublant: on a l'impression que Julien Baker pourrait réciter le bottin téléphonique, on finirait quand même sur les rotules à remettre en question notre vision du monde. C'est là tout le talent de la jeune américaine: présenter avec une fausse légèreté un contenu intensément touchant. Sprained Ankle avait été enregistré en quelques jours avec l'aide d'un ami, le micro devant et non dans la guitare. Enregistré aux Ardent Studios dans son Tennessee natal et mixé par Craig Silvey (The National, Florence & the Machine, Arcade Fire), Turn Out The Lights a certes bénéficié d'un travail "plus soigné", mais qui n'entrave absolument pas la création fragile de Julien Baker. Et puis tout ce travail ne s'effectue pas tant sur la technique que sur la texture des morceaux. En témoigne les ajouts de cordes (l'intro très aérienne "Over"), de clarinette ("Appointments") ou d'harmonies vocales ("Hurt Less") qui viennent enrichir un univers fait de douceur et de nostalgique. Et puis surtout, il y a la voix de Julien Baker, son instrument le plus expressif, doux murmure ou cri de force au service de morceaux qui résonnent souvent comme une véritable catharsis pour celle qui l'exprime comme pour ceux qui l'écoutent.
Deux albums, c'est évidemment trop court pour tirer des conclusions mais ils ne seront sans doute pas nombreux à nous contredire lorsqu'on mettra en évidence le potentiel immense de titres aussi personnels que ceux écrits par Julien Baker. Explorant les thèmes de l'isolation, de la sexualité ou du doute permanent, la native de Memphis expose ses cicatrices sans pour autant chercher à les fermer - on est plutôt ici dans le partage et l'universalité. Riche et émouvant, Turn Out The Lights vise la communion et une reconnaissance de l'espoir, même si le salut semble hors de portée.