Trouble Will Find Me

The National

4AD  – 2013
par Denis, le 22 mai 2013
8

Il peut y avoir quelque chose de jaloux dans l’intérêt porté à un groupe de musique. Le désir d’exclusivité qui peut procéder de ce sentiment n’est pas complètement arbitraire : en gagnant progressivement en notoriété, en élargissant la sphère de ses fans, tel artiste peut être victime, consciemment ou non, de la tentation d’universalité, qui se traduit souvent par une forme de lissage, d’euphémisation des marques hétérodoxes qui permettaient une certaine distinction, de nivellement par le bas. De cette façon, j’ai passé mon adolescence à écouter Placebo de très près, en appréciant le fait que mes condisciples ne comprennent pas cette affection, et j’ai assisté à des concerts électriques dans des salles belges et luxembourgeoises dont Brian Molko ne voudrait pas comme loge à l’heure actuelle. Puis, un jour, sans l’avoir vraiment vu venir (ou plutôt, en ayant essayé de ne pas le voir), je me suis retrouvé dans les travées de Bercy à regarder ma montre pendant que le groupe sur scène exécutait un show hyper-rôdé, mais désespérément froid. Le trio de parias que j’avais accompagné pendant des années, celui qui, via “Lady of the Flowers”, m’avait fait découvrir Jean Genet et qui avait défini par anticipation ma propre lâcheté amoureuse en écrivant “The Crawl”, ce groupe était devenu un vulgaire produit de grande consommation adulé par des hystériques, ressassant des thèmes et des mélodies éculés jusqu’à se donner à voir comme une parodie de lui-même. Je m’étais juré qu’on ne m’y reprendrait plus.

À l’époque de cette déception placebienne environ, je suis tombé sur The National. Un groupe indie composé de New-Yorkais trentenaires, émergeant tardivement dans un milieu globalement favorable aux formations post-adolescentes. Un groupe capable, dès son premier album, de pondre des titres aussi délicats et élaborés que “Son” ou “American Mary”, qui participent de la facette paisible de The National. L’autre face, plus brute sans manquer pour autant de classe, se devinait déjà dans “Pay for Me” et se radicaliserait ultérieurement, dans des morceaux-phares comme “Mr November” ou, plus encore, “Abel”. Après des débuts timides sur le continent européen, The National s’est rapidement retrouvé à écumer des salles moyennes et à être programmé au milieu de l’après-midi dans des festivals renommés. Chaque album, en réalité, a permis au groupe de passer un cap : Alligator était celui de la confirmation d’une réputation solide dans le milieu indie ; Boxer, qui s’ouvrait par le formidable “Fake Empire”, a permis aux New-Yorkais de se faire un nom en dehors du seul cercle des initiés ; High Violet, enfin, a forcé une indiscutable consécration à l’échelle internationale. Avec ce dernier album, paru en 2010 et collectionnant les perles (de “Terrible Love” à “Vanderlyle Crybaby Geeks”, en passant par “Afraid of Everyone”), les membres de The National s’imposaient comme de véritables grands, entraînant derrière eux une impressionnante cohorte de fans respectueux. Depuis High Violet, tout s’est accéléré : le groupe est désormais booké comme tête d’affiche des plus grands festivals européens, ses concerts affichent sold-out aussitôt annoncés, des propositions aussi originales que lucratives lui sont soumises (de la participation à la BO de Game of Thrones jusqu’à la récente performance au MoMA) et il a assuré différentes prestations live dans le cadre de la dernière campagne électorale de Barack Obama. Surtout, The National est désormais intrinsèquement identifiable, distinct et distingué à tous points de vue. Plus besoin, pour définir le groupe, de s’encombrer de sa structure de quintet fondé sur la double gémellité des frères Dessner et Devendorf au milieu de laquelle Matt Berninger, ce grand type en costume qui incarne la classe tout en ayant désespérément l’air d’un oisillon tombé de son nid, officie comme une médiatrice. Plus besoin de convoquer les Pixies ou les Tindersticks pour le situer, de façon trop approximative, quelque part entre les deux sur le plan sonore. Passant du comparé au comparant, de la réplique au modèle, The National est incontournable.

Dès lors, l’annonce de la sortie d’un sixième album, si elle était attendue, a pu inquiéter. Est-ce que The National allait devenir, après tant de Placebo et de Coldplay, un nième groupe de stade sacrifiant ses finesse et minutie originelles sur l’autel de l’easy-listening ? Soyez rassurés, la réponse est non. Si, comme High Violet, Trouble Will Find Me est un album qui doit s’apprivoiser, une dizaine d’écoutes des treize morceaux qui le composent permettent de l’adopter, et convainquent qu’il faudra encore attendre pour que les New-Yorkais déçoivent. En fait, dès le titre d’ouverture de cet opus, “I Should Live In Salt”, la barre est placée assez haut : la voix de baryton de Matt Berninger, qui est pour beaucoup dans la singularité du groupe, se lance dans une complainte rythmée par les martèlements métronomiques de Bryan Devendordf, véritable chef d’orchestre dont on ne soulignera jamais assez l’importance au sein du collectif. Fondé sur une construction progressive — le groupe maîtrise à merveille l’art de la montée en puissance, qui avait largement contribué au succès de High Violet —, le titre s’enferme dans une forme de boucle hypnotique fonctionnant comme une litanie : “I should leave it alone but you’re not right / I should live in salt for leaving you behind”. Les titres dont la version studio avaient été dévoilés avant la sortie de l’album, “Demons”, “Don’t Swallow The Cap” et “Sea Of Love”, se présentent comme autant de reprises de formules déjà éprouvées par le groupe, excellemment produits (comme la totalité de l’album, d’ailleurs, d’une clarté admirable et qui permet de goûter une orchestration minutieuse) et taillés pour devenir des hymnes. Mention spéciale au dernier cité, cinquième track, qui se révèle un cocktail énergique fonctionnant comme un concentré improbable de “Lit Up” et de “Terrible Love”, fondé sur une scie imparable qui donne son titre à l’album : “If I stay here, trouble will find me”.

Quelques titres, au fil de ce disque, paraissent toutefois moins indispensables. Pareil constat pourrait s’appliquer, au-delà de The National, à la majorité des albums existant, mais les New-Yorkais nous ont habitués à un tel niveau d’exigence que la moindre petite faille au cœur de leurs livraisons peut être soulignée. De cette façon, à l’élégance brute de “Graceless” (l’un des rares morceaux remuants de cette galette très sereine, dont on a déjà pu constater qu’il se concluait, en live, par les envolées nerveuses dont Berninger ponctuait déjà, en concert, des titres comme “Afraid of Anyone”, “Abel” ou “Squalor Victoria”) et à la délicatesse de balades comme “Heavenless”, “I Need My Girl” (superbe titre — et probable climax de cet album —, dont la simplicité n’a d’égale que l’intensité), on opposera “Slipped”, dont la langueur confine à la nonchalance, et “Fireproof”, trop linéaire et dont on attend en vain qu’il explose pour constater finalement qu’il s’étouffe dans sa propre monotonie. Ces deux titres, pour autant, ne sont pas complètement ratés et pourraient même constituer les pièces maîtresses de nombreux albums de rock indie : simplement, ils sont un cran en-dessous de ce qu’on est en droit d’attendre, aujourd’hui, de The National. 

Enfin, on ne peut manquer d’épingler l’impressionnante galerie d’amis qui ont contribué à l’élaboration de ce sixième effort : Sufjan Stevens, Richard R. Parry d’Arcade Fire (qui avait déjà épaulé sporadiquement le groupe lors de sa dernière tournée), Annie Clark (aka St. Vincent) et Sharon Van Etten ont tous été conviés à prêter leur talent à Trouble Will Find Me. Cela donne de jolis chœurs (sur “Humiliation”, par exemple, ou sur le très beau “Hard to Find”, qui clôt le disque), mais on se demande parfois si ces apports externes ne sont pas sous-exploités : les quelques fois où Win Butler (Arcade Fire) a rejoint The National sur scène pour entonner avec Berninger une version duo de “Start A War”, en 2011, suffisent à convaincre que des collaborations plus ambitieuses pourraient se révéler très efficaces. Mais ce n’est là qu’un léger bémol, qui laisse penser que The National a encore des défis à relever. Pour l’heure, il convient surtout de se réjouir de ce Trouble Will Find Me attendu comme l’un des disques de l’année et qui confirme qu’il doit bien être reçu comme tel.  

Le goût des autres :
8 Michael 9 Bastien 8 Maxime