The Sound of Mercury Rising vol. II
DJ Harvey
C’est un rituel bien connu des fêtards : le lendemain d’une grosse murge, il est de bon ton de ressasser ses exploits, d’évoquer les plus beaux moments de son expédition de la veille et de se dire que même si on a fini la gueule de traviole, bordel qu’on était beau et fort.
Désolé de vous le dire, mais vos anecdotes les plus folles passeront toujours pour un mauvais épisode de Tchoupi à côté du CV de Tony Pike, à la fois baron et daron des Baléares, mondialement connu pour les phénoménales libations qu’il organisait dans le luxueux petit hôtel qui portait son nom, et qui sera entré dans le légende en même temps que le clip du « Club Tropicana » de Wham! tourné sur place. Dans les soirées du Pikes, on a pu croiser pendant des années le gratin du showbiz, trop heureux de pouvoir se lâcher dans l’intimité d’un lieu dont le patron aura toujours bien gardé les plus sulfureux secrets. Un endroit dont la légende s’est bâtie, faut-il le préciser, à une époque où l’île n’était pas encore un repaire de bolosses couverts de tatouages et de coke, trouvant tout à fait cool et normal de claquer en une petite semaine de teuf l’équivalent de six mois de salaire.
Si l’on vous parle de Tony Pike à l’imparfait, c’est parce qu’il nous a quittés en février dernier à l’âge vénérable de 85 ans – on dit vénérable parce que comme le raconte cet article de Patrick Thévenin pour Brain (ou le livre Mr Pikes : The Story Behind The Ibiza Legend qui l’a inspiré), l’Anglais a eu à cœur de brûler la chandelle par les deux bouts. Et bien que son hôtel soit encore ouvert aujourd’hui, il a conservé sa taille originelle, à l’opposé des méga complexes qui dégueulent les touristes comme les touristes dégueulent leur trop-plein de cava vers 15 heures du matin.
Celui qui était au monde de la nuit ce que Keith Richards est au rock’n’roll lifestyle incarne une vision d’Ibiza qui fait encore rêver, quand l’île était à la fois un lieu de villégiature discret mais luxueux pour les VIP, mais aussi ce repaire de hippies fuyant les contraintes d’une société qui aliénait. Par ailleurs, les débuts du Pikes Hotel correspondant à l’impitoyable règne de Maggie Thatcher, on comprend pourquoi les premiers colons étaient des sujets de sa Majesté fuyant ce libéralisme débridé et ce capitalisme soi-disant heureux dont on n’en peut plus d’attendre qu’il crève la gueule ouverte.
Même s’il a tout à fait intégré les codes et les usages d’Ibiza (notamment depuis son rachat en 2008 par les anciens organisateurs des soirées Manumission, désormais à la tête du groupe Ibiza Rocks), le Pikes Hotel reste un endroit à part sur l’île d’Ibiza, et ces dernières années, sur un plan strictement musical, c’est DJ Harvey qui a contribué à préserver le patrimoine des soirées qui s’y tiennent dans le minuscule club, surtout à l’échelle de l’île puisqu’on doit pouvoir y caser 200 personnes en se serrant bien.
Et il était logique que l’identité d’un lieu aussi iconique soit confié à une personnalité qui l’est tout autant pour la communauté électronique : à bientôt 50 ans, tel un bon gros morceau de pulled pork qui met 12 heures pour libérer tous ses arômes, le Londonien a pris le temps de bâtir sa légende, sans suivre benoîtement les modes – c’est même le contraire, lui qui a été parmi les early adopters au Royaume-Uni de pas mal de genres qui avaient déjà explosé outre-Atlantique, disco et house en tête. Cela fait énormément d’informations contextuelles, mais elles sont essentielles si l’on veut correctement appréhender la démarche visée par DJ Harvey avec cette compilation.
Depuis cinq ans, il passe ses étés lové dans la cabine dj du Pikes Hotel, ces fameuses Mercury Rising qui donnent leur nom à une série de compilations dont la première avait déjà bien fait transpirer nos petites rondelles. Le concept est simple : comme il n’est pas donné à toutes les bourses de vivre l’expérience Pikes, c’est l’expérience Pikes qui viendra à vos oreilles. Et contrairement aux grands clubs qui crachent à longueur de saison de l’EDM racoleuse et de la tech-house sans saveur, The Sound of Mercury Rising rend autant hommage à l’ADN hédoniste des lieux qu’à l’héritage balearic house de l’île. En fonction des formats, vous aurez droit à 12 titres (le double LP), 13 (le CD), 15 (sur les plateformes de streaming) ou 19 (la version MP3 sur Bandcamp). Mais peu importe le support et la durée d’écoute, le plaisir d’écoute reste le même : rarement une série de compilations nous aura donné autant envie d’aller dans un lieu qui, en 2019, nous fait autant envie qu’une rétrospective complète des œuvres de Fabien Antoniente.
Surtout que ce fameux idéal baléarique qu’on évoque plus haut, il sert en fait de prétexte à DJ Harvey pour mettre ses talents de diggers au service d’un état esprit, lui permettant alors de raconter en musique le Pikes à travers des titres dont la seule constante est de ne pas monter dans les tours – jamais on ne dépassera le 120 BPM. Pour le reste, il laisse son bon goût faire le travail, conviant un groupe australien qui nous renvoie au plus belles heures de The Whitest Boy Alive (Midlife), sortant de son chapeau une drôlerie arabisante qui doit faire les beaux jours des sets d’Acid Arab (le « Arabian Dance » de Switchdance), se laissant aller à quelques excentricités disco déviantes (grokeur pour le remix de Lipelis) ou nous plongeant dans une profonde léthargie avec un remix hypnotique de Peaking Lights qui sonne comme du The Field sous Tranxene, lui-même suivi d’un titre de Leonidas qui parvient à pousser encore un peu plus loin son éloge de la very slow dance.
Passer en revue l’intégralité du tracklisting est évidemment futile, tant il apparaît rapidement que The Sound of Mercury Rising vol. II, comme son prédécesseur d’ailleurs, joue la carte du collectif au détriment des individualités. Plutôt Ajax que PSG donc. Par contre, comme avec le premier volume, on déplorera l’absence d’une version mixée de la compilation, car la légèreté du planning de DJ Harvey conjuguée au caractère exclusif du lieu qui lui est le plus cher pèsent très négativement sur la fréquence de nos rencontres avec le bonhomme. Lui doit probablement s’en foutre, son objectif premier est de faire honneur à la légende bâtie par monsieur Tony Pikes. Et si celui-ci n’est pas en train de piner tout ce qui bouge au paradis, il doit être fier du travail réalisé.