Sleppet
Marc Behrens
Tout a commencé par un voyage entre amis. Mais attention, là où nos voyages entre amis finissent dans des orgies de sexe et d'alcool, ici le propos est tout autre. Et pour cause, puisqu'il s'agit en fait d'un voyage entre scientifiques du son électronique: Natasha Barrett, Bjarne Kvinnsland, Steve Roden, Chris Watson, Jana Winderen (chronique qui permettra aux non-initiés d'en savoir un peu plus à propos du field recording) et Marc Behrens. Bref toute une team spécialisée dans l'electro-acoustique et l'exercice du field recording. Un voyage à six qui amènera notre équipe à poser ses valises dans différents lieux (lac, île, glacier, forêt) de la Norvège profonde pour mieux capter l'essence même de cette nature en mouvement. D'installation sonore en installation sonore, toute notre joyeuse bande remplira sa besace de matériaux sonores bruts, aptes à la grande transformation.
Car pour ce qui est de Marc Behrens, le résultat obtenu par ces séances d'observation et de captation acharnées finira par tendre les bras à la dématérialisation puis à la reconstruction. Et le résultat est stupéfiant. Stupéfiant tout d'abord au vu de l'incroyable démantèlement des corps solides qui fragmente les sons naturels en d'innombrables capsules étanches. On part d'un nombre fini de sons (avalanches et éboulis, chants de mouettes, déplacement de glacier et industries au cœur de la vie rurale) pour se retrouver, après segmentation, avec une infinité de micro-sons. Mais stupéfiant surtout à l'écoute de la difficile reconstruction qui s'annonçait. Et là peut virevolter le talent d'un Marc Behrens devenu véritable peintre sonore, sculpteur de sons devenus images : l'Allemand coupe, tranche et réarrange avec une précision tout simplement bluffante. Il photographie les sons venant de même environnements, changeant les angles avec minutie pour resservir ces clichés divergents (et pourtant issus du même objet) au cœur d'un même maelström musical, comme dix visions différentes d'un même objet qui produiraient simultanément une musique qui leur est forcément propre, et pourtant commune. Le propos parait un peu abrupt et peut-être incompréhensible sous ma plume, mais un coup d'œil à la pochette défigurée, et pourtant cohérente, de ce Sleppet éclairera les derniers sceptiques.
Marc Behrens n'en est pas moins un génie du click'n'cut que la production est belle. Véritable maître à penser en matière de sound-art (ou de sculpture sonore c'est selon), le son est tout simplement précis, net et tranchant. En deux mots : esthétiquement beau. Et quand la notion d'esthétique sonore réinvestit avec autant de force le champ des musiques électroniques, on ne peut que se réjouir et saluer l'entreprise. Sorti, sans trop de surprises, chez une des références du sound-design (l'excellent label portugais Crónica), on ne peut que vous conseiller de jeter une oreille à ce projet fou mais réussi en tous points, preuve à nouveau que le field recording et la manipulation sonore ont encore de beaux jours devant eux.