Magna Carta Holy Grail
Jay-Z
Les bruissements de millions d'âmes emplissent les rues orthogonales d'une ville tentaculaire, montent le long des tours d'acier. En haut d'une de ces tours, dans un espace isolé de la rumeur du dehors, Shawn Carter alias Jay-Z se tait et pose son regard sur ses collaborateurs qui aujourd'hui sont venus l'accompagner pour écouter son Magna Carta Holy Grail. Timbaland, Pharrell Williams, Swizz Beatz bougent de la tête et échangent des sourires. Le vénérable Rick Rubin a été convié à partager son aura bienveillante même s'il n'a rien fait sur le disque. Shawn est content qu'ils soient contents.
Press play. Des frissons pianotent sous la voix de Justin Timberlake avant qu'un beat ne cogne dur ("Holy Grail"), Shawn n'est pas certain que ce soit aussi fort que "Empire State of Mind" mais ses doutes sont chassés quand son manager l'appelle pour confirmer que la plupart des dates de la tournée prévue avec l'ex-Nsync cet été sont déjà complètes. Quel que soit son avis, Shawn interprétera "Holy Grail" devant des dizaines de milliers de fans. Swizz monte le son pour que les basses vrombissantes de "Picasso Baby" puissent être senties physiquement, Pharrell apprécie particulièrement les différentes références à Jean-Michel Basquiat utilisées dans le texte. C'est efficace, pas autant que "Tom Ford" qui envahit l'espace juste après. Comment qualifier ce style, se demande Jay ? Mélange de dubstep et de trance ? Trap ralentie à l'acid house ? Méditation épileptique ? Jay se perd un peu dans les étiquettes musicales et aimerait demander son avis à Timbo qui se trouve juste à côté de lui dans la pièce. Malheureusement il doit répondre aux sollicitations de deux hipsters barbus lui soumettant différents artworks pour sa prochaine campagne marketing. Cette distraction l'empêche d'avoir des précisions sur le style du titre, l'empêche également de constater à quel point la fatigue de son rap est désolante. Après avoir donné quelques consignes aux deux hipsters et remarqué qu'ils portent le même pantalon que lui, il tourne la tête pour que ses oreilles se reconnectent sur les baffles qui crachent du son : la voix de Beyoncé qui enveloppe de velours une intro qui pourrait être du Prince de la meilleure époque ("Part II On The Run") est rapidement détruite par sa lourdinguerie à lui et celle de Timbaland. Rick Rubin lève les yeux au ciel mais ne dit rien, les différentes personnes réunies dans cette pièce ne le sont pas pour discuter mais pour se donner des tapes dans le dos et des éclats de rire sous le regard de caméras chargées d'emmagasiner du matériel promotionnel. De toute façon Jay n'a pas vraiment le temps de débattre parce qu'il doit répondre à un appel téléphonique concernant les prochaines affaires de sa compagnie de management sportif.
L'album n'est qu'un prétexte et tout le monde le sait. Pourtant ce qui a été produit (aucun autre mot ne saurait convenir) par cette équipe, c'est cette musique pop qui scintille partout dans le monde et papillonne entre quelques inflexions de jazz métrono(r)mées ("Somewhereinamerica") et des sons synthétisés sous le microscope ("Crown" ou "Beach is Better"), charriant toutes les références possibles (de "Smells Like Teen Spirit" de Nirvana à Brody de la série Homeland) pour mettre en scène n'importe quelle manifestation de l'ego. Jay ne veut pas trop réfléchir à tout cela, il a mieux à faire et laissera le soin de commenter sa participation à l'évolution de la pop aux futurs historiens de la musique.
L'album n'est qu'un prétexte et sa qualité n'a aucune importance, ce qui pèse dans la balance ce sont les cinq millions de dollars versés par Samsung à Jay-Z pour pouvoir envoyer digitalement l'album à ses clients les plus dociles. Ce qui compte ce sont les nouvelles possibilités infinies qu'offre l'informatique portable et globale pour des produits dématérialisés qui mélangeront sons, vidéos, performances et software. Le prochain produit sera-t-il une suite de vidéos libérées graduellement au cours d'un parcours festif surveillé par satellite ou plutôt une série de pistes musicales indépendantes à mixer soi-même au moyen d'une app parfaitement ergonomique ? Isolé dans son studio, la pupille balayant les colonnes de zéros de sa réserve bancaire, Jigga s'en fout un peu. Il laissera aux ingénieurs la tâche de préparer méthodiquement ce bouillon de trans-cultures. Il leur abandonnera la responsabilité de construire un futur qui est déjà présent.
À l'extérieur du studio, au bas des tours, les millions de corps humains qui déambulent dans toutes les tranchées orthogonales, le regard capturé par les luminescences irisées de millions de pixels arrangés sur des écrans miroirs, se transforment en terminaux mobiles d'un réseau universel dont les crépitements d'électrons peuvent parcourir toutes les zones terrestres à la vitesse de la lumière. Unis, ils font désormais corps d'une structure d'influence totale maintenue par auto-contrôle rhizomique. Le HOV s'en moque parce qu'il a disparu, il n'est plus qu'un influx sensoriel atteignant au même moment toutes les parties du réseau pour leur signifier qu'ils forment désormais un nouveau temple dans lequel un nouveau pacte (Magna Carta), une nouvelle alliance (Holy Grail) a été scellée. Il laisse ainsi à quelques cerveaux paranoïaques l'obsession de délirer sur les forces obscures qui se cachent dans la technique et l'art.