Let England Shake
PJ Harvey
Le tout, c'est de déterminer ce que l'on attend de PJ Harvey. Du rugueux ou du fignolé? Du blues new-wave glaireux, des murder ballads, de la lo-fi qui parle de sa chatte? Ou alors des chansons cinématiques d'une poésie ambitieuse, truffées de samples et de bruitages bizarres? Du Nick Cave au féminin? L'équivalent indie-rock de ce que Sade est au jazz? Une Miss Polly Jean qui fait crapoter sa guitare électrique pour accompagner une voix sexuelle, fière et foncièrement soulfull? Ou alors une Doctor Harvey qui tente des poussées dans l'aïgu couinard digne des castafiores à la Warpaint? Qui se laisse pousser sous les aisselles des arrangements FM originaux pour les uns, déjà entendus dans la nouvelle chanson française pour les autres? Polly Jean Harvey, foncièrement, c'est ça: une Top Chef des musiques actuelles mais une Top Chef plutôt schizo. Une Top Chef de qui beaucoup de monde attend les soles meunières et le gibier, ses spécialités du terroir, mais qui va néanmoins régulièrement aller se perdre dans la cuisine moléculaire, les nouvelles tendances, la quenouille. Parce qu'elle ose tout, que c'est une artiste libre, une reine de la remise en question. Seulement voilà, attend-t-on vraiment de PJ Harvey qu'elle soit la nouvelle Kate Bush?
Des textes sur ses règles, sa voix, une guitare, un batteur, c'était vraiment très bien, il y a 20 ans. Des histoires de la mer, des histoires de la ville, c'était moins bien, néanmoins toujours très très respectable, il y a 10 ans. Aussi différentes les unes des autres étaient ces périodes, elles étaient marquées d'une patte. Celle d'une freak sexuelle, d'une sorcière du quotidien blafard. Peu importe que PJ Harvey fasse du rock, du funk, de la house, de l'electro expérimentale, du disco, de la FM... Libre à elle de tout tenter, transcender les codes, bouleverser les univers, flirter avec la variétoche. Du moment que reste cette patte. Que PJ Harvey reste PJ Harvey. Qu'elle ne chante pas comme une hystérique sur des airs de fanfare, qu'elle ne se perde pas dans la surenchère. Qu'elle ne devienne pas Kate Bush, on l'a dit, Joanna Newsom, on le pense, ou n'importe quelle autre Grande Prêtresse Bobo, on le décrète.
Parce qu'on en est là, tout simplement. Toutes les gazettes disent le disque fantastique et fédérateur, c'est mentir: sur Facebook et dans la rue, il est bien davantage polémique, suscitant autant l'enthousiasme que le rejet. Pour le reste, les journaux ont raison : Let England Shake est vraiment un album conceptuel autour de la mystique de la guerre et de l'identité britannique. Une oeuvre étonnante, ambitieuse, dense, qui fait totalement reconsidérer le monde artistique de PJ Harvey, des fondations au grenier. Qui se permet des arrangements bizarres, convoquant, selon les cas, multitudes de cuivres anciens, harpes électriques, instruments africains, samples de reggae et même cette vieille babelute de Morrissey. Une collection de chansons sur lesquelles PJ Harvey tente des choses inédites avec sa voix, souvent méconnaissable, criarde, aigüe. Un résultat global qui n'a plus grand-chose à voir avec l'habituel cachet indie-rock des chefs d'oeuvres de la chanteuse britannique mais apparaît plutôt comme quelque-chose de très à la mode : entre folk urbain prétentieux, fanfares bobo et world music voulue déglinguée. Autant dire du Bénabar en anglais, même si d'autres y verront le Kid A à Polly Jean.