IGOR
Tyler, The Creator
La logique aurait voulu que la chronique de IGOR soit confiée à l’un des adorateurs de Tyler, The Creator que compte la rédaction – ils ne manquent pas. Pas de bol pour le Californien, c’est un mauvais coucheur qui a toujours jugé excessif le culte dont il fait l’objet qui s’y colle.
Entendons-nous bien : Tyler, The Creator a le génie facile et est capable en une fulgurance de mettre en PLS un bon 90% de la concurrence. Ceci étant dit, j’ai toujours fait partie de ses détracteurs, car le génie n’exclut pas de bien se faire entourer. On ne parle pas ici des gens avec qui il passe ses soirées, mais bien de ceux qui l’épaulent dans l’intimité du studio. Ou plutôt ne l’aident pas, vu que sa discographie en solo n’est qu’une longue exaltation de ses talents de producteur et de maître de cérémonie, une entreprise de domination dont son encéphale doit être le seul moteur. On l’avait déjà compris quand il avait été le premier à s'éclipser (et de facto amorcer la lente dilution) d’Odd Future, et toutes les décisions qu’il a pu prendre par après n’ont fait que le confirmer. Tyler, c’est un talent hors du commun et une vision artistique au service d’une discographie bourrée de beaux déchets, un enchaînement d’albums plombés par d’inutiles longueurs, mais sauvés par une personnalité tellement envahissante qu’elle ne peut se complaire que dans une sorte d’autisme que cachent mal les exubérances qui ont fait la marque de fabrique du bonhomme.
Enfin, tout cela, c’était avant IGOR. Avant le genre de disque capable d’instaurer le doute, de faire fondre l’ego surdimensionné du gratte-papier qui ne confronte ses certitudes qu’à sa seule conviction de savoir mieux que tout le monde. Car oui, IGOR est un immense disque, le premier qui voit Tyler, The Creator prendre réellement le contrôle sur les millions de choses qui lui passent par la tête ; des plus belles aux plus glauques – car évidemment, c’est dans cet équilibre instable entre ombre et lumière que le mythe s’épanouit, que la légende prend forme.
Et cette certitude, on l’acquiert dès la plage qui ouvre le disque, « IGOR’S THEME ». Problème : on rentre directement dans le genre d’argumentaire qui invalide toute tentative de mettre des mots justes sur un objet musical, le terrible « je-ne-sais-quoi ». Ou comment passer de la catégorie « wannabe Olivier Cachin » à celle de « skyblogger ». En effet, dans l’admiration qu’il témoigne une fois de plus au travail des Neptunes, rien si ce n’est ce fameux « je-ne-sais-quoi » ne différencie vraiment ce titre des courbettes qu’il faisait sur « Answer », « Deathcamp » ou « Boredom » - il y a même dans cette façon de faire chanter Solange comme Kelis quelque chose d’indécent qui tient davantage de la nécrophilie que de la proposition musicale. Mais, et c’est probablement là que tient la réussite de IGOR, cette manière qu’il a d’être dans l’hommage (quand il pourrait simplement être dans le turfu) se dilue dans un disque qui éblouit moins par sa cohérence que par la quantité de bonnes idées qu’il parvient à empiler en un temps record.
Prenez « EARFQUAKE », son refrain porté à bout de bras par Charlie Wilson et son second couplet habité par un Playboi Carti enfin utilisé à contre-emploi - et dire que Rihanna et Justin Bieber n’ont pas voulu de cette production. Prenez « NEW MAGIC WAND » qui a besoin de 3 minutes et 15 secondes pour expliquer à N*E*R*D tout ce qu’ils auraient dû faire sur No One Ever Really Dies en 2017 – l’élève asphyxie le maître. Prenez la bizarrerie « Puppet » sur lequel Tyler a réussi à mettre l’égo de Kanye West en boîte afin que celui-ci se mette au service du morceau et non l’inverse. Prenez « Are We Still Friends », et sa sensualité éjaculatoire digne des meilleures poussées de chaleur induites par un bon D’Angelo. Prenez… en fait, vous voyez où on veut en venir : par son relief sérieusement accidenté, par la variété d’émotions qu’il convoque, par la sincérité absolue de son géniteur et par l’audace permanente qu’il affiche, IGOR est un très grand disque. Les fans de Tyler, The Creator me répondront que je n’y ai rien compris : que Flower Boy ou Goblin était déjà des chefs-d’œuvre en avance sur leur temps, des monuments du rap. Ils ont probablement raison, mais cette justement cette capacité qu’a Tyler, The Creator à me forcer à réévaluer la totalité de sa discographie à l’aune de ces 39 minutes de musique totale et avant-gardiste qui, à un niveau plus personnel, rend l’expérience encore plus grisante.