Everest
Girls in Hawaii
On en discutait l’autre soir entre deux absinthes-grenadine dans le loft berlinois où sont installés les bureaux de la rédaction, abandonnant nos cravates et nos boutons de manchette au fur et à mesure que la discussion allait en s’intensifiant et que se profilaient les sujets favorisant la polémique: faut-il encore, aujourd’hui, entretenir avec certains groupes des rapports à sens quasi-unique marqués du sceau de la fidélité ? Ne vaut-il pas mieux écouter ce qui nous passe dans les mains, sans forcément traquer les sorties de L’artiste qui nous a fait vibrer à tel moment précis de notre vie, mais qui, depuis lors, ne court logiquement que le risque de nous décevoir ? Les deux écoles se valent, qui se fondent sur des valeurs aussi louables que différentes, et qui peuvent chacune agacer quand elles se radicalisent tantôt en de la dévotion crétine, tantôt en du nihilisme vindicatif.
Ceci pour dire que face au nouvel album des Girls in Hawaii, les avis seront certainement partagés: certains, sans même écouter l’objet, seront heureux par avance de célébrer le retour aux affaires de l’un des groupes les plus délicats de la périphérie indie contemporaine; d’autres jugeront démesuré le halo buzzesque entourant le come-back de ces foutus Brainois qui, sans avoir inventé la poudre, occupent l’encre et la place qu’on pourrait consacrer à tel projet indus complètement novateur né dans une cave de Reykjavik. On ne va pas se voiler la face: j’appartiens à la première catégorie.
Et tant qu’on en est à adopter une logique de déballage sincère, on va continuer à ne pas mentir: Everest n’est pas un disque qui se laisse directement appréhender, dont l’effet est immédiat. Ce n’était pas davantage le cas, du reste, de son prédécesseur, Plan Your Escape, qui se distinguait par quelques titres puissants ("Fields Of Gold", "Birthday Call", "Colors") à défaut de présenter une véritable cohérence d’ensemble. Cette linéarité, on la retrouve avec Everest, qui renoue avec l’ambiance harmonieuse de From Here To There, premier effort d’une naïveté feinte et d’un charisme formidable qui sonnait comme la BO d’une promenade en amoureux dans les Ardennes, un après-midi d’hiver. L’homogénéité de cette troisième livraison est moins enthousiaste (ce qui ne veut pas dire moins enthousiasmante): impossible, en effet, de parler de cet album sans évoquer le décès de Denis Wielemans, batteur du groupe, survenu accidentellement en mai 2010. Le souvenir du frère d’Antoine irradie logiquement sur ce disque cathartique qui, tout en parvenant à éviter les pièges de la morosité, dit le chagrin et lutte contre lui, se saisit d’antithèses aussi paradoxalement basiques que complexes (la vie/la mort, la présence/l’absence) pour les mettre doucement en musique, comme pour prolonger, dans l’écho cotonneux de ce géant de 8848 mètres d’altitude, le souvenir de celui qu’on a perdu.
Passé le regard en surface et les figures de style, on peut, plus simplement et plus concrètement, dire que ce disque se compose de titres forts, qui se signalent tantôt par leur profondeur (l’impeccable "Misses", premier single à être dévoilé, se donne à voir comme l’un des morceaux les plus aboutis jamais proposés par le groupe, tandis que "Not Dead", escorté par un clip barré, concrétise une tension déchirante en s’efforçant de rendre pop l’affirmation d’une non-mort que tout le monde sait vaine), tantôt par une économie de moyens puissamment efficace ("Here I Belong", lumineuse ballade folk, est une chanson de feu de camp comme savent les Girls savent les faire, d’apparence simpliste, mais finement ciselée).
Autre élément notable, et non des moindres, la présence, dans l’édition deluxe, d’un deuxième disque, comportant seize titres inédits. Certains sont dispensables ("Grasshoppers" et l’interlude "Coral" étaient déjà prévus sur Plan Your Escape avant de devenir des bonus-tracks), d’autres provoquent une certaine nostalgie des bricolages initiaux du groupe, à l’image des petites pépites "Oh Boy" et "Wars" (titre déjà donné au dernier morceau de l’album), dont le dynamisme aurait juré au cœur d’Everest, mais qu’on espère retrouver dans la setlist de la tournée à venir. Les fans ultimes apprécieront également l’inécoutable “Voor ik Vergeet” chanté en patois limbourgeois par un francophone (vous voyez quand Nelson Monfort parle espagnol ? Bon, ce n’est pas à ce point-là, mais vous avez l’idée) et regretteront peut-être que le groupe n’ait pas jugé bon de profiter de l’occasion pour diffuser une autre casserole en escamotant “Pas la peine”, titre indigne d’un Samir Barris sous acide enregistré jadis pour la bonne cause d’Amnesty International.
Au final, on pourrait bien sûr discuter la qualité et la nécessité de chacun des morceaux qui composent ce troisième album. Faire aller notre gueule sur le battage médiatique qui a entouré la sortie d’Everest et qui vaut presque l’insupportable promo de Stromae. Pester contre les arrangements minutieux qui ont vachement évolué depuis "Catwalk" et ce morceau caché génial qu’était “Joking About My Life” au risque de faire perdre au groupe son essence artisanale. Mais, tout bien considéré, on ne va pas verser dans le pinaillage ici. On va plutôt, aussi simplement que sincèrement, se réjouir de retrouver dans une telle forme ces mecs qui parlent si mal anglais, qui le chantent si bizarrement (avec cette voix d’Antoine hyper-nasillarde), et dont on est persuadé que ce qu’ils produisent ne veut pas rien dire.