Abandonnée/Maleja
La Tène
Autant plaider coupable d'entrée de jeu : cette scène neo-trad dont on n'a de cesse de vous parler, on s'y est intéressé sur le tard. Plus prosaïquement : c'est grâce aux têtes chercheuses du schiev festival qu'on est tombés en pâmoison devant le dernier album de Sourdure; c'est par pure sérendipité qu'on a découvert avec quelques mois de retard sur sa sortie le cataclysmique Live at Metamórfosi 2019 de France; et c'est en essayant de rentrer en contact avec ces derniers qu'un pote nous a rencardés l'hypnotique Tardive/Issime de La Tène.
La Tène justement, c'est Cyril Bondi, Laurent Peter et Alexis Degrenier. Des percussions, un harmonium indien, quelques machines et une vielle à roue électrifiée. Deux Suisses et un Français réunis sur le label genevois Bongo Joe Records par un amour des musiques expé et traditionnelle. Trois imparables défricheurs dont le dernier album incarne à merveille la vision et les valeurs défendues par une scène qu'on ne peut envisager comme faite d'entités séparées, mais bien comme un tout dont les éléments constitutifs partagent une vision, voyagent et collaborent au gré des envies et des opportunités jamais opportunistes. Un peu à la manière de la nouvelle scène jazz londonienne, l'élan qui anime des collectifs comme Standard In-Fi ou La Novià ne peut s'envisager autrement que dans le partage et la collaboration. Quant aux noms que l'on donne aux nombreux projets qui découlent de cette ambition, ils ne semblent servir que de balises pour un public qui, autrement, s'y perdrait dans cet entrelacs de rencontres jamais improbables.
C'est dans cette logique que s'inscrit le nouvel album de La Tène : celui-ci est l'occasion pour le trio d'inviter quelques camarades à venir touiller dans une énorme marmite où bouillonnent kraut, drone et folklore - Jacques Puech et Louis Jacques débarquent avec leur cabrette (une sorte de cornemuse auvergnate) sur les deux premiers titres, tandis que le guitariste Guilhem Lacroux et le bassiste Jérémie Sauvage (de France) contribuent aux deux suivants. Et comme toute bonne tambouille qui se respecte, il faut laisser le temps aux saveurs de libérer tous leurs arômes.
Alors Abandonée/Maleja, ce sera 4 pistes de 20 bonnes minutes chacune, 4 blocs ayant pour unique but de faire autant entrer dans la danse, dans la transe. C'est sûr, la formule a de quoi déconcerter, de rebuter même. Pourtant, il y a dans cette musique une volonté farouche de revenir aux origines, de faire parler des instincts basiques, ceux à qui l'on n'ose plus trop laisser de place dans une société du paraître où rien ne peut dépasser, où tout doit s'apprécier au niveau du petit dénominateur commun. Et c'est là tout le paradoxe d'une musique que l'on dira expérimentale, et qui pourtant fonctionne sur des ressorts d'une absolue simplicité à partir du moment où l'on intègre un seul et unique paramètre : lâcher la bride est une obligation.
Partant de là, La Tène assène ses boucles avec une régularité ahurissante, abrutissante même. On sait quand un titre commence, on ne sait jamais quand il se terminera tant la notion même de temps devient rapidement une illusion. Les motifs semblent se répéter à l'infini, pourtant, il y a dans le jeu de La Tène une vraie variété, dictée par les petites imperfections imputables à la manière dont les titres sont enregistrés : ils battent au rythme des émotions de leurs géniteurs, ce qui permet à ces monolithes de se fissurer, d'exister aussi à travers leurs aspérités.
Le terroir est bel et bien l'avenir de l'homme.