808s and Heartbreak
Kanye West
Au moment où je décidai de critiquer le nouveau Kanye West, je ne pouvais lire ou entendre que deux types d'avis, bien sûr aux antipodes l'un de l'autre. D'un côté, ceux qui parlaient de chef d'œuvre (la chronique des Inrocks est à ce titre surréaliste, entre idéalisation adolescente et paranoïa aiguë) et de l'autre, bien sûr, les ardents combattants d'une bouse "affligeante". Avec, quand même, en commun cette même emphase, ce ton belliqueux des irréconciliables. À l'heure où vous lisez ces lignes, vous pouvez heureusement vous référer à l'excellent texte de Chronic'art, première vraie tentative de négociation entre les deux lignes d'arguments. Pour ma part, je propose une variation de cet intermédiaire entre haine et idolâtrie, car, ce n'est pas plus compliqué que cela, je ne sais pas si j'aime ce 808s and Heartbreak ou pas.
Faisons d'abord dans le factuel : Kanye West a sorti un authentique disque de pop. Il ne rappe pas et ses instrus ne se réfèrent pas plus au hip-hop qu'à l'électronique ou la variété 80's. Inutile de dire que c'est du mauvais rap – que c'était mieux avant, c'est hors propos. Cela d'autant plus que le disque qui a tout massacré était Graduation, odieux hip-hop mégalo, du Puff Daddy pour intellos. Cette nouvelle sortie a au moins la pudeur ne pas en faire trop (de ne pas posséder, entres autres, un mash-up George Michael Vs Justice).
De la même façon, balayons d'entrée les invraisemblables louanges sur l'originalité de ce disque : elles ne sont pas fondées et c'est très facilement vérifiable. L'Auto-Tune qu'utilise Kanye pour moduler sa voix a déjà fait le succès de T-Pain, et, avant lui, de Cher (mais on préfère l'oublier, alors que pourtant on pourrait parfois confondre les deux voix asexuées). Les percussions africaines n'ont rien de très novateur non plus, les années 2000 toutes entières ont regardé l'Afrique pour comprendre et reproduire son groove. Tout aussi vieillie est cette passion pour les années 80 et leurs claviers dégoulinants - nous serions même déjà plutôt en fin de mode, en pleine lassitude de ce retour au kitsch un peu systématique. En un mot comme en mille, rien dans 808s and Heartbreak ne ressemble à une révolution, tout au mieux est-ce une production dans l'air du temps, un coup d'épée presque dans l'eau.
En clair, il y a tout du disque mineur malgré une promotion tapageuse : inégal et généralement peu inspiré, pas vraiment étonnant dans la trajectoire de son géniteur, inutile, même, si l'on ne prend pas en compte sa définition affective. Inégal, en effet, tant certains morceaux tombent bas. Je cite simplement un titre, "RoboCop", peut-être la pire chanson de 2008. "RoboCop" ou la rencontre d'un rythme cold-wave et de Maman j'ai raté l'avion. Cette chanson est une bombe au sens premier: placée en milieu de tracklisting, elle vient exploser tout ce que l'on peut construire de positif sur cet album. Et je ne peux en fait me retenir maintenant de citer un autre raté : "Welcome to the Heartbreak", dont l'instru ressemble comme deux gouttes d'eau aux productions de Mike Shinoda (Linkin Park, souvenez-vous) !
Mais qu'est-ce qui fait, au final, que je n'arrive pas à savoir si j'aime ou pas cet album ? Ce sont des espèces de fulgurances, de brefs moment dans l'album – trois morceaux exactement – où le masque tombe, la parodie cesse, et où l'on aperçoit subrepticement ce que Kanye cache derrière ses fringues Vuitton. On le savait affecté par sa rupture amoureuse et accablé par le décès de sa mère, mais on ne pensait pas les coulisses si funèbres. "Say You Will", avec ses lyrics désemparés, son architecture rachitique, est un enterrement qui ne semble jamais vouloir s'arrêter. Il est troublant de voire Kanye West le fantaisiste, le maître de la surproduction et des montagnes de samples, débuter son album par un titre aussi décharné, fait de trois bouts de ficelles ultra signifiantes. L'effet est clair : sa formule touche ici le sacré, on est dans le domaine de la prière. Dans des versions miniaturisées, "Bad News" et "Coldest Winter" produiront le même effet. Et ces quelques tapis de chrysanthèmes ne peuvent être oubliés au moment de porter un jugement définitif sur 808s and Hearbreak. Un album où, donc, alternent le vide affectif, le terrible sentiment de manque d'une star esseulée, et le vide artistique, l'impasse dans laquelle il s'est mis, dans un registre pop où les idées pertinentes lui manquent et où la mort créative le guète.